clelie
6,99 € – 19,00 €
Clélie, histoire romaine – Tome 3/10 – Brutus
Madeleine de Scudéry
138 x 204 mm – 172 pages – Texte – Noir et blanc – Broché
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Clélie, histoire romaine – Tome 3/10 – Brutus
Madeleine de Scudéry
138 x 204 mm – 172 pages – Texte – Noir et blanc – Broché
L’ensemble des 10 tomes de Clélie, histoire romaine, a été publié entre 1654 et 1660, signé par le frère de Madeleine de Scudéry.
Cette présente édition de 2022 rassemble le texte intégral de ce roman précieux publié en plein âge baroque. Seuls certains termes ont été actualisés et certains aspects de la structure du texte modernisés, restant au plus près du texte original tout en favorisant sa lecture.
— Dieux, s’écria douloureusement Aronce en regardant toutes ces diverses routes qu’il pouvait prendre, en quel étrange embarras me trouvai-je réduit ? Que n’éclairez-vous mon esprit, ou que ne forcez-vous ma volonté ? Et pourquoi faut-il que je ne sache ni ce que je dois, ni ce que je puis, ni même ce que je veux ? — Il est pourtant bientôt temps, répondit Amilcar, de prendre une résolution car enfin, il faut aller au camp ou il faut aller à Rome ! — C’en est fait, reprit Aronce tout d’un coup, c’en est fait et quoi qu’il m’en puisse arriver il faut que j’aille où est Clélie, et qu’en ce lieu-là j’attende ce que la Fortune voudra faire d’elle et de moi. La sage Sivelia m’aidera peut-être à me cacher, ajouta-t-il, elle sait bien que le généreux Herminius son fils, m’aime avec tendresse, elle hait le tyran, et elle aime la vertu ! Il n’en faut pas davantage pour l’obliger à me rendre office. Si j’allais au camp, poursuivit ce prince, j’y serais reconnu pour fils de Porsenna, j’y serais arrêté, et renvoyé à Clusium sans pouvoir rien faire pour Clélie. Cependant il est aisé de s’imaginer qu’elle aura besoin de secours, soit que Tarquin agisse avec elle comme avec la fille de son ennemi, ou qu’il la regarde comme son amant, ou que le prince Sextus oubliant la beauté de Lucrèce se laisse entièrement assujettir à la sienne. C’est pourquoi mon cher Amilcar, allez au camp, employez cet admirable talent que les dieux vous ont donné pour empêcher adroitement Tarquin de me faire chercher à Rome ; ne dites pas même à Sextus que j’y vais, soyez le protecteur de Clélie et le mien, obligez nos amis à me servir aussi bien que vous. Faites enfin tout ce que votre générosité, votre amitié, votre esprit vous suggéreront. Après cela, Aronce et Amilcar convinrent du lieu où ils recevraient des nouvelles les uns des autres en se séparant. Le premier prit le chemin de Rome, le second celui du camp. Amilcar marcha même avec tant de diligence qu’encore qu’il se fût arrêté quelque temps avec son ami, il joignit le Prince Sextus devant qu’il y fût arrivé et il le fit avec le dessein de voir quels seraient les premiers sentiments de Tarquin, quand il apprendrait qu’Aronce ne serait plus en sa puissance. Mais lorsqu’il eut joint ce prince et ceux qui l’accompagnaient, Collatin lui demanda où était Aronce, et quand Amilcar eut répondu qu’il l’avait perdu de vue dans le bois et qu’il croyait qu’il les joindrait bientôt, Sextus, qui s’imagina aisément qu’il ne viendrait pas et qui n’avait que la beauté de Lucrèce dans l’imagination, se mit à faire la guerre à Collatin, et à lui dire qu’Aronce était devenu amoureux de sa femme et qu’il était peut-être retourné à Collatie. « Si cela est Seigneur, reprit Collatin en riant, vous n’avez qu’à plaindre le malheur de votre ami, car de l’humeur dont est Lucrèce, si je n’étais son mari je ne voudrais pas être son amant si je ne voulais devenir le plus malheureux de tous les hommes ! — Ha, Collatin ! s’écria Amilcar qui ne cherchait qu’à faire oublier Aronce à toute cette troupe, que vous êtes heureux d’être mari d’une des plus belles personnes du monde et de n’en être point jaloux, — Il est vrai, reprit le Prince de Pometie, que c’est une chose assez rare ! — J’en tombe d’accord, répliqua brusquement Sextus, mais après tout, il n’est pourtant pas fort étrange que Collatin ne soit point jaloux d’une femme qui ne voit personne, qui ne regarde pas seulement sa propre beauté et qui est si jalouse d’elle-même qu’elle ne se montre à qui que ce soit. — Ce que dit le Prince Sextus, reprit Artemidore, est sans doute considérable, mais cela n’empêche pas qu’il ne faille louer le bonheur de Collatin d’avoir épousé une personne qui n’aime que la solitude, et lui. — Pour moi, ajouta l’agréable Zenocrate, je pense que j’aimerais mieux être un peu jaloux que d’avoir une femme si solitaire, — En mon particulier, reprit Collatin, je suis très content de la mienne, ce n’est pas que si elle était d’humeur à vouloir être aussi galante qu’on dit que les Grecques et les Africaines le sont, que j’en fusse plus jaloux pour cela. — Vous auriez raison, répliqua Amilcar, car à parler sincèrement la jalousie d’un mari ne sert bien souvent qu’à hâter le malheur qu’il appréhende, puisque pour l’ordinaire il se fait haïr de sa femme à force d’être jaloux et qu’il arrive bien souvent qu’elle donne à un autre toute l’amour qu’elle lui ôte. » Voilà de quelle manière cette troupe enjouée s’entretenait, lorsqu’elle arriva au camp. À peine fut-elle à l’entrée de la tente du Prince Sextus, qu’il vit un homme qui était conduit par un officier de Tarquin, qui regardait soigneusement tous ceux qui le suivaient, si bien qu’il ne douta point que ce ne fut cet envoyé du Roi de Clusium qui cherchait Aronce. De sorte que s’approchant d’Amilcar, il lui fit remarquer ce qu’il remarquait et il lui demanda tout bas où était son ami. « Seigneur, reprit-il, je l’ai laissé si irrésolu, que je ne voudrais pas assurer que nous ne le verrons ici demain au matin, quoique je ne lui aie pas conseillé. Ainsi je ne sais où il est, mais il m’a promis qu’il me le fera savoir. Cependant je vous conjure de le servir autant que vous le pourrez et de protéger Clélie. Et je vous en conjure, ajouta-t-il, par la beauté de Lucrèce ! — Il n’y a qu’un jour, reprit Sextus, que si vous eussiez eu quelque prière à me faire, il eut fallu m’en conjurer par les beaux yeux de Clélie, mais pour aujourd’hui, ajouta-t-il en riant, ceux de Lucrèce l’emportent. — Ha, Seigneur ! reprit Amilcar en riant aussi bien que lui, vous avez raison de préférer les beautés brunes aux beautés blondes, car ces dernières n’ont pour l’ordinaire que de la tiédeur et de l’indifférence, et n’ont rien de piquant ni de passionné. » Après cela, ce prince entra dans sa tente, sans faire semblant de voir cet envoyé du Roi de Clusium, qui, après avoir regardé le Prince de Pometie, le Prince Titus, Artemidore, Amilcar, Zenocrate, Célère, Collatin et tous les autres de la troupe, dit à cet officier de Tarquin avec qui il était, que ce qu’il cherchait n’était pas là, et fut ensuite avec lui retrouver ce prince pour lui apprendre qu’il n’avait point trouvé le fils du roi son maître. Mais à peine y fut-il, que Sextus suivi d’Amilcar et de Zenocrate seulement, y arriva. Cependant comme Tarquin avait alors l’esprit chagrin, il lui demanda assez brusquement s’il avait su qu’Ardée devait être secourue par Collatie « car enfin, ajouta-t-il, je ne dois pas croire que durant que je fais un siège très important, vous n’ayez eu autre dessein en partant du camp, que celui de vous aller divertir. » Sextus qui n’était pas accoutumé de souffrir des réprimandes de cette nature, rougit de dépit et répondit assez fièrement. Mais, comme Amilcar crût qu’il importait à Aronce que ces princes ne se brouillassent pas, il se mêla dans cette conversation avec cette agréable hardiesse qui lui seyait si bien, et qui lui donnait lieu de dire tout ce qu’il voulait sans qu’on s’en pût fâcher. De sorte que Tarquin s’adoucissant pour le Prince son fils, par l’enjouement d’Amilcar, il se mit ensuite à demander où était Aronce. « Seigneur, reprit Sextus, comme nous sommes tous revenus plus ou moins diligemment selon l’impatience que chacun a eue de se rendre au camp, je ne sais si Aronce y est arrivé devant nous ou s’il est demeuré derrière, et tout ce que j’en sais est que je ne l’ai point vu depuis que nous avons eu traversé un bois qui n’est pas fort éloigné d’ici. » À peine eut-il dit cela que Tarquin commanda qu’on allât chercher à la tente, et à tous les lieux où il avait accoutumé d’être, mais comme on n’avait garde de le trouver on lui vint dire qu’il n’était pas revenu. Si bien que cela lui donna sujet de penser que ce pouvait être lui qui était fils du Roi de Clusium puisqu’il ne paraissait pas. Pour s’en éclairer il obligea l’envoyé de Porsenna à lui dépeindre celui qu’il cherchait, et il le fit d’une telle manière qu’il n’y avait pas moyen de ne connaître point qu’Aronce était véritablement le fils de ce prince. Comme Tarquin savait que Célère était son ami particulier, il l’envoya quérir, et, en attendant, il demanda à Amilcar et à Zenocrate, ce qu’ils savaient de la condition d’Aronce. Pour le dernier, il dit que ne le connaissant que pour l’avoir rencontré en voyage il ne savait ni le lieu de sa naissance, ni sa qualité. « Et pour moi, dit Amilcar, quoique je n’en sache pas davantage que Zenocrate, je ne laisse pas d’être persuadé qu’il est digne de votre protection. — Ha, Amilcar ! s’écria Tarquin, je ne veux avoir le fils de Porsenna en ma puissance que pour l’empêcher de faire une chose qui me le ferait haïr et qui mettrait, un jour, la guerre entre Rome et l’Étrurie, car enfin, si la fille de Clelius était Reine de Clusium, je ne sache rien qui pût m’empêcher de prendre les armes pour l’aller renverser du trône ! Et je le ferais d’autant plutôt que ce serait exécuter les volontés de Porsenna, qui ne prétend pas qu’elle règne jamais sur ses peuples. » Après quelques autres discours, Célère arriva, mais quoiqu’il répondit avec beaucoup de prudence à tout ce que Tarquin lui demanda, ce prince ne laissa pas de connaître encore plus clairement qu’auparavant, qu’Aronce était le fils de Porsenna, parce qu’encore que Célère n’en tombât pas d’accord, il était pourtant aisé de voir que puisqu’il ne disait pas positivement ni le lieu de sa naissance, ni sa condition il fallait qu’il y eût quelque raison cachée qui l’en empêchât. Pour achever de mettre la chose hors de doute, cet envoyé du Roi de Clusium ayant parlé d’une petite marque que celui qu’il cherchait avait à la main, Tarquin se souvint de l’avoir remarquée le jour qu’Aronce ayant fait deux prisonniers qu’il lui avait présenté, il avait avancé la main pour les lui montrer lorsqu’il les lui avait offerts, si bien que la chose n’étant plus douteuse, Tarquin commanda qu’on le cherchât diligemment. Il envoya même à Rome, afin de l’y faire arrêter s’il y était retourné, et il parla avec tant d’impétuosité, qu’il était aisé de connaître qu’il avait plus d’une passion dans l’âme. « Mais Seigneur, lui dit alors Amilcar, oserais-je vous demander quel crime a commis ce prétendu fils du Roi de Clusium ? — Il aime la fille d’un homme que je hais, reprit-il fièrement, et le Roi son père me prie de m’assurer de lui, de peur que cette passion ne lui fasse faire quelque chose indigne de son rang et de la grandeur de son courage. — Mais Seigneur, reprit Amilcar, savez-vous où est cette fille de votre ennemi, dont vous dites qu’Aronce est amoureux ? — Selon toutes les apparences, répliqua-t-il, elle est parmi les captives que l’on prit au sortir d’Ardée, mais la difficulté est de savoir laquelle de toutes ces personnes est la fille de Clélius parce qu’elles sont toutes propres à donner de l’amour ; cependant il m’importe étrangement d’en être éclairci. — Si vous voulez Seigneur, répliqua adroitement Amilcar, je serai votre espion, car, ajouta-t-il finement, puisqu’il ne s’agit que d’empêcher Aronce de se marier, je ne ferai pas grand scrupule de n’entrer pas dans les intérêts de son amour pour entrer dans ceux de son ambition. — Ce que vous dites est fort adroit, ou fort généreux, répliqua Tarquin, mais après tout, je prétends moi-même être mon espion, car je ne voudrais pas être trompé en cette rencontre. » Sextus entendant parler le Roi son père de cette sorte en fut ému, parce qu’il comprit qu’il fallait assurément qu’il aimât Clélie et il s’en fallut peu que cela ne fortifiât la première inclination qu’il avait eue pour cette belle fille, et ne diminuât celle qu’il avait alors pour Lucrèce. Mais à la fin, Tarquin ayant témoigné qu’il voulait être seul, Sextus, en changeant de lieu, changea de sentiments, et ne regardant alors Clélie que comme la maîtresse de son ami, il tourna toutes ses pensées à Lucrèce et s’imagina un si grand plaisir à vaincre un cœur qui n’avait jamais été vaincu, qu’il ne pensait à autre chose. Pour Amilcar, il tint conseil avec Artemidore, Zenocrate et Célère, pour les intérêts de leur ami, si bien que croyant qu’il était à propos de l’avertir de l’état de ses affaires, ils lui envoyèrent un fidèle esclave qui eut ordre d’aller chez la vertueuse Sivelia, afin qu’elle lui fît voir Aronce. Mais pour Tarquin il était en une inquiétude étrange, aussi ne pût-il être plus longtemps dans cette cruelle incertitude, de sorte que comme le siège d’Ardée était en bon état, il se résolut d’aller passer un jour ou deux à Rome, tant pour s’éclaircir par lui-même laquelle de ces captives était fille de Clélius, que pour faire chercher Aronce plus exactement. Si bien que sans différer davantage, il partit le lendemain et fut coucher à Rome. Il n’y fut pas sitôt que la fière Tullie qui avait remarqué que Clélie avait touché le cœur du Roi son mari, fut le trouver pour lui dire, quoiqu’elle n’en sût rien, que cette captive qu’il avait préférée aux autres, était assurément cette fille de Clélius dont Aronce était amoureux, ajoutant cent choses qu’elle avait inventées pour le lui persuader. Mais, comme elles n’étaient pas convaincantes et que la secrète passion qu’il avait dans l’âme faisait qu’il ne voulait pas que cette personne fût fille de son ennemi, il paraissait assez qu’il ne croyait pas entièrement ce que Tullie lui disait. « Je sais bien, lui répondit-il, qu’il y a toutes les apparences du monde que la fille de Clélius est parmi ces captives : on les a prises en sortant d’Ardée d’où l’envoyé du Roi de Clusium dit que cette fille de mon ennemi était partie un peu devant le siège, et la grande vestale, sœur de Clélius, me demanda leur liberté avec une hardiesse qui me fait bien voir qu’elle avait un intérêt de famille qui lui tenait plus au cœur que celui des privilèges des vestales. Mais après tout, cela ne me fait pas connaître précisément que cette belle captive dont vous entendez parler, soit la fille de Clélius. — Si vous n’étiez pas préoccupé, reprit la fière Tullie, vous le croiriez comme moi, car comme elle est plus belle que les autres, elle peut plus aisément avoir fait naître une violente passion. Elle est même plus mélancolique, elle a fort l’air d’une Romaine, elle ne dit point bien précisément qui elle est, et je l’ai vue deux ou trois fois ne répondre point au nom qu’elle porte, ce qui me fait croire que ce n’est pas le sien et qu’elle n’est pas encore accoutumée à celui que ses compagnes lui donnent. — Mais de grâce, lui dit brusquement Tarquin, pourquoi voulez-vous que cette belle captive soit absolument la fille de Clélius ? — Quand vous m’aurez dit, répliqua-t-elle fièrement, la raison qui fait que vous ne voulez pas que ce soit celle-là qui soit fille de votre ennemi, je vous dirai pourquoi je souhaite que ce soit elle. — Si vous ne la saviez pas, reprit-il avec précipitation, je vous la dirais, mais comme je vois bien que vous la devinez aisément, je veux m’épargner cette peine. — Quoiqu’il en soit, répliqua-t-elle, sachez que je ne trouve pas trop beau que celui qui a su soumettre Rome à sa puissance, se soumette lui-même à une esclave, et peut-être à la fille de son ennemi, et sachez de plus, que Tullie qui a violé toutes sortes de droits pour vous faire régner, saura bien s’empêcher de voir jamais au-dessus d’elle une personne qui ne doit la regarder qu’à genoux. » Après cela cette fière princesse s’en alla, et Tarquin demeura en une irrésolution terrible car il était certain qu’il avait plus d’amour pour Clélie qu’il n’en avait jamais eu pour personne. En effet, l’ambition avait d’une telle sorte occupé toute sa vie, qu’on peut dire qu’il n’avait pas eu loisir d’avoir de l’amour. Mais en l’état où il était alors, l’ambition était presque une passion oisive dans son cœur parce qu’il ne voyait plus rien à souhaiter, joint que, comme l’amour a quelque rapport avec l’ambition puisqu’il y en a, sans doute, à vouloir régner dans le cœur d’une belle personne aussi bien qu’à vouloir régner dans un État, Tarquin s’était insensiblement laissé toucher à la beauté de Clélie. Mais comme ce fier tyran savait encore mieux haïr qu’il ne savait aimer, il avait l’âme en une peine étrange parce qu’il craignait de trouver en une même personne l’objet de sa haine et de son amour. « Serait-il possible, disait-il en lui-même, que je fusse assez malheureux pour avoir aimé la fille de Clélius ? Ha non, non ! ajoutait-il, cela ne saurait être ! Et mon cœur, sans le secours de ma raison, aurait connu la fille de mon ennemi et n’aurait pas eu la lâcheté de l’aimer ! Oui, poursuivait-il, il y a une telle antipathie entre Clélius et moi, et je le hais d’une haine si forte, qu’infailliblement, s’il était père de cette belle personne, je la haïrais par un sentiment naturel. Enfin, ajoutait-il après avoir rêvé quelque temps, si mon cœur m’avait trahi, si je m’étais trompé et que cette belle et charmante captive fut effectivement fille de mon ennemi, que ferais-je ? » À ces mots, Tarquin s’arrêta quelque temps, puis se reprenant tout d’un coup, « Ha ! lâche que je suis ! s’écria-t-il, je délibère sur ce que je ferais de la fille de Clélius ? Non, non ! Je ne délibère plus ! poursuivit-il, je cesserais de l’aimer, je la haïrais, je la chargerais de chaînes et je la ferais mourir pour me venger de son père ! Mais sais-je bien que je ferais ce que je dis, se demandait-il à lui-même, j’ai sans doute fait des choses assez extraordinaires en ma vie pour pouvoir attendre de la grandeur de mon courage, une action de cette nature, après tout, je n’ai rien fait de si difficile à faire, j’ai sacrifié une femme à mon ambition, il est vrai, mais je n’en étais pas amoureux ! J’ai renversé Servius Tullus du trône, j’en tombe d’accord, mais je l’avais toujours haïs, je ne me suis jamais vu dans la nécessité de perdre ce que j’ai aimé parce que je n’ai aimé que ma propre grandeur. Ainsi j’avoue que je ne sais pas encore trop bien ce que je ferai si cette belle prisonnière est fille de mon ennemi. » Après cela, Tarquin se tut et ayant rêvé quelque temps, il fut à l’appartement des captives, avec intention d’essayer de toute manière de découvrir laquelle était véritablement fille de Clélius. Durant qu’il fut faire cette visite, Aronce souffrit des maux incroyables car comme il ne s’était pas trompé lorsqu’il avait espéré que la sage et généreuse Sivelia le servirait avec ardeur, il était caché chez elle, et, par son moyen, il avait commerce avec tous les amis secrets de Clélius et d’Herminius, et avec la Grande vestale. Ainsi il savait tout ce qui se passait et au camp et à Rome, car l’esclave qu’Amilcar lui avait envoyé, était arrivé auprès de lui, et il savait par Sivelia tout ce qui se passait dans la ville. Il est vrai qu’il en était d’autant plus malheureux parce qu’en l’état où étaient alors les choses, il ne pouvait raisonnablement espérer d’y apporter aucun remède. En effet, la puissance de Tarquin semblait être si solidement établie que rien ne la pouvait ébranler. Il était sans doute universellement haï, mais il était si généralement craint, que quand il eut été aimé il n’eut pas été si bien obéi. Il s’était enfin rendu si redoutable, qu’à peine osait-on penser quelque chose contre lui. Il n’y avait pas un véritable Romain qui n’eut voulu le pouvoir perdre, mais il n’y en avait pourtant pas un qui eut alors assez de hardiesse pour l’entreprendre. De sorte qu’on pouvait dire que Rome avait toujours un nombre infini d’hommes qui étaient propres à faire des conjurateurs sans qu’il y eût jamais aucune conjuration, tant le superbe Tarquin et la fière Tullie s’étaient rendus redoutables. Ainsi, tout ce que pouvait faire Aronce était de se plaindre et de tâcher à trouver les voies de donner de ses nouvelles à Clélie, afin de voir s’il n’y aurait point moyen de l’enlever. Mais cela ne se pouvait pas même faire aisément car il fallait qu’il fût toujours caché s’il ne voulait être pris. Sivelia, par grandeur de courage, n’allait jamais chez Tullie ; la Grande vestale y était suspecte, il n’était pas à propos de faire savoir à beaucoup de gens qu’Aronce était caché dans Rome, et, par conséquent, il était si malheureux, qu’on ne pouvait pas l’être davantage. Le voyage de Tarquin l’affligea encore beaucoup. Il eut même la douleur de savoir la visite qu’il alla faire à ses captives et d’apprendre qu’il ne la faisait que pour découvrir laquelle de toutes ces prisonnières était fille de Clélius, si bien qu’il souffrit ce qu’on ne saurait s’imaginer qu’imparfaitement, car il se voyait toujours tout prêt à être découvert et arrêté, et il y avait Clélie en état d’être reconnue par le plus mortel ennemi de son père et le plus fier ennemi qui fut jamais. « Hélas ! disait-il en lui-même pendant cette visite, que je suis en un pitoyable état ! Car enfin, si Tarquin reconnaît Clélie et que la haine qu’il a pour Clélius soit plus forte que l’amour qu’on dit qu’il a pour elle, il la perdra et inventera même de nouveaux supplices pour la perdre. Mais si au contraire, l’amour qu’il a pour Clélie est plus puissante que la haine qu’il a pour Clélius, à quelle persécution n’est-elle pas exposée, et à quels malheurs ne suis-je pas exposé ? Fier et superbe Tarquin, ajoutait-il, quand tu serais plus aimé de tes peuples que tu en es haï et que tous tes sujets seraient tes gardes, rien ne saurait m’empêcher d’entreprendre de délivrer Rome afin de délivrer Clélie, si tu es assez injuste pour la maltraiter. »
Poids | 255 g |
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Dimensions | 14 × 138 × 204 mm |
Disponible | Oui |
Genre | Récit historique, Roman |
Version papier ou numérique ? | Version numérique (Epub ou PDF), Version papier |
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