clelie

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Clélie, histoire romaine –  L’ensemble des 10 tomes

138 x 204 mm – 1844 pages – Texte – Noir et blanc – Broché

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Description

Clélie – Les 10 tomes

L’ensemble des 10 tomes de Clélie, histoire romaine, a été publié entre 1654 et 1660, signé par le frère de Madeleine de Scudéry.
Cette présente édition de 2022 rassemble le texte intégral de ce roman précieux publié en plein âge baroque. Seuls certains termes ont été actualisés et certains aspects de la structure du texte modernisés, restant au plus près du texte original tout en favorisant sa lecture.

 

 

Carte de Tendre

 

Il ne fut jamais un plus beau jour que celui qui devait précéder les noces de l’illustre Aronce et de l’admirable Clélie, et, depuis que le Soleil avait commencé de couronner le printemps de roses et de lys, il n’avait jamais éclairé la fertile campagne de la délicieuse Capoue avec des rayons plus purs, ni répandu plus d’or et de lumière dans les ondes du fameux Vulturne, qui arrose si agréablement un des plus beaux pays du Monde. Le ciel était serein, le fleuve était tranquille, tous les vents étaient renfermés dans ces demeures souterraines dont ils savent seuls les routes et les détours, et les zéphyrs mêmes n’avaient pas alors plus de force qu’il en fallait pour agiter agréablement les beaux cheveux de la belle Clélie, qui, se voyant à la veille de rendre heureux le plus parfait amant qui fut jamais, avait dans le cœur et dans les yeux, la même tranquillité qui paraissait être alors en toute la Nature.
Pour Aronce, quoiqu’il eût encore plus de joie que Clélie parce qu’il avait encore plus d’amour, il ne laissait pas d’avoir quelquefois une certaine agitation d’esprit qui ressemblait à l’inquiétude durant quelques moments. En effet il trouvait qu’il n’eût pas témoigné assez d’ardeur, si la seule espérance d’être heureux le lendemain l’eût entièrement satisfait : ainsi il murmurait contre la longueur des jours, quoiqu’il ne fût encore qu’aux premiers jours du printemps, et il regardait alors les heures comme des siècles. Cette douce inquiétude qui n’était causée que par une impatience amoureuse, ne l’empêchait pourtant pas d’être de fort agréable humeur quoiqu’il eût d’ailleurs quelque chose dans l’esprit qui lui donnait de la peine. En effet il s’imaginait toujours qu’il arriverait quelque accident qui retarderait encore son bonheur comme il avait été retardé, car il eût déjà épousé sa maîtresse, n’eût été que le fleuve au bord duquel était une très belle maison où Clélius avait résolu de faire les noces de sa fille, s’était accru d’une si terrible manière, qu’il n’y avait pas eu moyen de songer à faire une fête pendant un ravage si extraordinaire. Car ce fleuve s’était débordé tout d’un coup avec une telle impétuosité, que durant douze heures ses eaux avaient augmenté de moment en moment. De plus, le vent, les éclairs, le tonnerre, et une pluie épouvantable, avaient encore ajouté tant d’horreur à cette inondation, qu’on eût dit que tout devait périr. L’eau du fleuve semblait se vouloir effleurer jusques au ciel, et l’eau qui tombait du ciel était si abondante et si agitée par les divers tourbillons qui s’entrechoquaient, que le fleuve faisait autant de bruit que la mer, et la pluie en faisait même autant que la chute des plus fiers torrents en peut faire. Aussi ce ravage fit-il d’étranges désordres dans cet aimable pays car il démolit plusieurs bâtiments, publics et particuliers ; il déracina des arbres, couvrit les champs de sable et de pierres, aplanit des collines, creusa des campagnes, et changea presque toute la face de cette petite contrée. Mais ce qu’il y eut de remarquable fut que lorsque cet orage fut passé, on vit que le ravage des eaux avait déterré les ruines de divers tombeaux magnifiques, dont les inscriptions étaient à moitié effacées ; qu’en quelques autres lieux, il avait découvert de grandes colonnes toutes d’une pièce, plusieurs superbes vases antiques d’agate, de porphyre, de jaspe, de terre samienne, et de plusieurs autres matières précieuses, de sorte que cet endroit au lieu d’avoir perdu quelque chose de sa beauté, avait acquis de nouveaux ornements. Aussi était-ce auprès de ces belles et magnifiques ruines qu’Aronce et Clélie, conduits par Clélius et par Sulpicie sa femme, et accompagné d’une petite troupe choisie qui devait être aux noces de ces illustres amants qui se devaient faire le lendemain, se promenaient avec beaucoup de plaisir, Aronce ne se souvenant plus alors de toutes les peines que ces rivaux lui avaient données, car le temps de son bonheur semblait être si proche, le jour était si beau, le lieu si agréable, la compagnie si divertissante et si enjouée et Clélie était si belle et lui était si favorable, qu’il n’était pas possible que ce qu’il y avait encore de fâcheux en sa Fortune, le fût assez pour l’empêcher d’avoir une joie excessive, bien qu’elle fût quelquefois interrompue, comme je l’ai déjà dit, par quelque inquiétude.
C’est pourquoi, voulant alors témoigner à la belle et incomparable Clélie une partie des sentiments de joie qu’il avait dans l’âme, il la sépara adroitement de dix ou douze pas de cette agréable troupe qu’il fuyait, lui semblant que ce qu’il disait à Clélie lorsqu’il n’était entendu que d’elle, faisait beaucoup plus d’impression dans son esprit. Mais lorsqu’il voulut passer d’une conversation générale à une conversation particulière et qu’il tourna la tête pour voir s’il était assez loin de ceux qu’il fuyait pour n’être entendu que de Clélie, il vit paraître à l’entrée d’un petit bois qui n’était qu’à trente pas d’eux, le plus brave et le plus honnête homme de ses rivaux qui s’appelait Horace et il le vit paraître accompagné de quelques-uns de ses amis.
Cette vue surprit sans doute Aronce, mais elle surprit pourtant encore plus Clélie qui, craignant de voir arriver quelque funeste accident, quitta Aronce pour aller vers son père afin de l’obliger à faire ce qu’il pourrait pour empêcher qu’Horace et cet heureux amant n’en vinssent aux mains. À peine eut-elle fait cinq ou six pas, qu’un tremblement de terre effroyable dont ce pays-là est si sujet, commença tout d’un coup et avec une telle impétuosité que la terre s’entrouvrant entre Aronce et Clélie avec des mugissements aussi effroyables que ceux de la mer irritée, il en sortit, en un instant, une flamme si épouvantable, qu’elle les déroba également à la vue l’un de l’autre. Tout ce que vit alors le malheureux Aronce, fut que la terre s’entrouvrant de partout, il était environné de flammes ondoyantes qui faisant autant de figures différentes qu’on en voit quelquefois aux nues, lui firent voir le plus affreux objet du monde. Leur couleur bleuâtre, entremêlée de rouge, de jaune, et de vert (qui s’entortillaient ensemble de cent bizarres manières) rendait la vue de ces flammes si affreuse que tout autre cœur que celui d’Aronce aurait succombé en une pareille rencontre.
Car cet abîme qui s’était entrouvert entre Clélie et lui et qui les avait séparés avec tant de violence, avait quelque chose de si terrible à voir que l’imagination ne saurait se le figurer. En effet, une fumée épaisse et noire ayant presque en un moment caché le Soleil et obscurci l’air comme s’il eût été nuit, on voyait quelquefois sortir de ce gouffre, une abondance étrange de flammes tumultueuses qui, se dilatant après dans l’air, étaient emportées comme des tourbillons de feu par les vents qui se levèrent alors de divers côtés.
Ce qu’il y avait encore d’étonnant, était que dans le même temps, la foudre faisait retentir tous les lieux d’alentour d’un épouvantable bruit. On entendait mille tonnerres souterrains, qui, par des secousses terribles qui faisaient encore de nouvelles ouvertures à la terre, semblaient avoir ébranlé le centre du Monde et vouloir remettre la Nature en sa première confusion. Mille pierres embrasées sortant de ce gouffre enflammé, étaient lancées en haut avec des sifflements effroyables et retombaient ensuite dans la campagne, ou près ou loin, selon l’impétuosité qui les poussait où leur propre poids les faisait retomber. En quelques endroits de la plaine, on voyait des flammes bouillonner comme des sources de feu et il s’exhalait de ces terribles feux une odeur de soufre et de bitume si incommode qu’on en était presque suffoqué. Ce qu’il y avait encore de surprenant, était qu’au milieu de tant de feux, il y avait des endroits d’où sortaient des torrents qui en quelques lieux éteignaient la flamme et augmentaient la fumée et qui, en quelques autres, étaient eux-mêmes consumés par les feux qu’ils rencontraient.
Mais ce qu’il y eut de plus terrible, fut qu’il sortit tout d’un coup de cet abîme, une si prodigieuse quantité de cendres embrasées, que l’air, la terre, et le fleuve, en furent presque entièrement ou remplis, ou couverts.
Cependant, comme de moment en moment la terre s’ébranlait toujours davantage, la maison où les noces d’Aronce et de Clélie se devaient faire, fut abattue ; le bourg tout entier où elle était située fut enseveli sous ses propres ruines, plusieurs troupeaux dans la campagne furent étouffés, grand nombre de gens périrent. On n’a jamais entendu parler d’un tel désordre, car ceux qui étaient sur la terre cherchaient de petits bateaux pour se mettre sur le fleuve, pensant y être plus sûrement et ceux qui étaient sur le fleuve abordaient en diligence, s’imaginant qu’ils seraient moins en péril sur la terre. Ceux des plaines fuyaient aux montagnes, ceux des montagnes descendaient dans les plaines. Ceux qui étaient dans les bois tâchaient de gagner la campagne, ceux de la campagne faisaient ce qu’ils pouvaient pour se sauver dans les bois, chacun s’imaginant que la place où il n’était pas était plus sûre que celle où il était.
Cependant, au milieu de ce tremblement de terre si épouvantable, de ces flammes si terribles, de ces effroyables tonnerres célestes et souterrains, de ces torrents impétueux, de cette épaisse fumée, de cette odeur de soufre et de bitume, de ces pierres enflammées et de cette nuée de cendres embrasées qui fit périr tant de gens et tant de troupeaux aux lieux mêmes où la terre ne trembla point ; au milieu, dis-je, d’un si grand péril, Aronce qui ne voyait rien de vivant que lui, ne songeait qu’à son aimable Clélie ; appréhendant pour elle tout ce qu’il n’appréhendait pas pour lui-même, il avait fait tout ce qu’il avait pu pour tâcher de la rejoindre. Mais il n’avait pas été maître de ses actions car lorsqu’il avait voulu aller d’un côté, l’ébranlement de la terre l’avait jeté de l’autre, de sorte qu’il avait été contraint de se laisser conduire à la Fortune qui le sauva d’un si grand péril.
Cependant, lorsque ce grand désordre fut passé, que ces flammes ensoufrées se furent éteintes, que la terre se fut raffermie en cet endroit, que le bruit eut cessé, que les ténèbres furent dissipées après avoir duré le reste du jour et toute la nuit, Aronce se trouva, au lever du Soleil, sur un grand monceau de cendres et de cailloux, d’où il pouvait découvrir ce funeste paysage. Mais il fut bien étonné de ne voir plus ni la maison où il avait couché, ni le bourg où elle était, et de voir une partie d’un bois qui était proche de là, renversé, et toute la campagne couverte de gens ou de troupeaux morts. De sorte que la crainte étant alors plus forte en son esprit que l’espérance, il descendit de dessus cette colline de cendres. Dès qu’il en fut descendu, il vit sortir d’un de ces tombeaux que le fleuve débordé avait découverts, Clélius et Sulpicie qui s’y étaient retirés car, par un cas fortuit étrange, le tremblement de terre n’acheva pas de les détruire.
D’abord Aronce eut une joie extrême de les voir, il espéra même que Clélie les aurait suivis et sortirait aussi de ce tombeau. Mais il n’en vit sortir que deux de leurs amis, et trois de leurs amies, si bien que s’avançant diligemment vers Sulpicie de qui il était le plus proche : « Eh ! de grâce, lui dit-il, dites-moi où est l’aimable Clélie ?
— Hélas, lui répondit cette mère affligée, je m’avançais vers vous pour vous demander si vous ne saviez point ce qu’elle est devenue, car enfin tout ce que j’en sais, est que dans le même temps qu’elle vous a eu quitté pour s’avancer vers son père, j’ai vu Horace fuyant ceux qui l’accompagnaient qui venait vers elle, et je n’ai plus vu un moment après que des tourbillons de flammes qui nous ont forcés, Clélius et moi, de nous sauver dans un de ces tombeaux, avec ceux qui étaient le plus près de nous ».
À peine Sulpicie eut-elle achevé de prononcer ces paroles, qu’Aronce, sans regarder ni Clélius, ni Sulpicie, ni ceux qui étaient avec eux, se mit à chercher parmi ces grands monceaux de cendres, sans savoir lui-même bien précisément ce qu’il cherchait. Clélius, Sulpicie, et ceux qui les suivaient, se mirent à chercher aussi bien que lui, s’ils ne trouveraient nulle marque de la vie ou de la mort de Clélie. Mais, plus ils cherchèrent, plus leur douleur augmenta, car ils trouvèrent une amie de cette admirable fille, étouffée dans ces cendres brûlantes qui étaient tombées sur elle, et ils virent auprès de son corps, celui d’un amant qu’elle avait, qui avait eu le même destin. Ce lamentable objet, tout funeste qu’il était, obligea pourtant Aronce à porter envie à ce malheureux amant puisque du moins, il avait eu l’avantage de mourir auprès de sa maîtresse. Comme ces deux personnes n’étaient plus en état d’avoir besoin d’aucun secours, ils ne s’y arrêtèrent pas ; Clélius ordonna seulement à deux de ses domestiques qu’il retrouva, de dégager ces corps de dedans ces cendres et de demeurer auprès, jusqu’à ce qu’on pût les envoyer quérir ; ensuite de quoi, il continua de chercher comme les autres, mais ils cherchèrent tous inutilement.
Cependant on voyait alors de partout des gens qui sortaient ou des bois qui étaient proches, ou des ruines de ces maisons qui étaient abattues, ou, qui se relevant de terre, allaient chercher leurs parents ou leurs amis, car cet accident avait dispersé toutes les familles. Ainsi on en voyait qui pleuraient pour leurs pères, d’autres pour leurs enfants, d’autres pour leurs maisons ruinées, d’autres pour leurs troupeaux étouffés et d’autres, pour la seule crainte d’avoir perdu ce qu’ils cherchaient, car, encore que les tremblements de terre aient toujours été assez fréquents en cet aimable pays, la douleur de ceux qui s’étaient trouvés engagés en celui-ci n’en était pas moins grande.
Mais, entre tant de malheureux dont ce funeste paysage était tout couvert, Aronce, l’infortuné Aronce, était le plus désespéré. Son affliction était si forte, qu’il n’avait pas la liberté de s’en plaindre, et ce fut véritablement en cette rencontre, qu’il fut aisé de discerner la différence qu’il y a de la douleur d’un père et d’une mère, à celle d’un amant. Car encore que Clélius et Sulpicie fussent en une peine extrême de leur fille, il était aisé de voir qu’Aronce souffrait incomparablement plus qu’eux, quoiqu’ils souffrissent beaucoup. À la fin, voyant qu’ils n’apprenaient rien de ce qu’ils cherchaient, ils jugèrent que comme ils étaient échappés, Clélie pourrait aussi être échappée ; ainsi, ils crurent qu’il était à propos de s’en retourner à Capoue, afin de voir si quelqu’un ne l’y aurait point ramenée. Si bien, que cette légère espérance ayant passé du cœur de Clélius dans celui d’Aronce, le rendit capable de songer à chercher les voies d’y retourner. Il est vrai que le hasard leur en fournit une : ils trouvèrent un chariot vide, que le tremblement de terre n’avait fait que renverser et qu’engager sous des cendres, comme on le ramenait à Capoue. De sorte que l’ayant dégagé et s’étant trouvé un homme qui le savait conduire, ils se mirent dedans, après que les moins affligés de cette troupe eurent donné ordre pour faire porter à Capoue les corps de ces deux amants et qu’ils eurent obligé ceux avec qui ils étaient, à faire un léger repas à la première habitation qu’ils trouvèrent.
Car ce qu’il y eut de remarquable en ce tremblement de terre, fut qu’il ne s’étendit que depuis le bourg où les noces d’Aronce se devaient faire, jusques à Nole et que depuis là jusqu’à Capoue, il n’y eut autre mal que celui que la chute de ces cendres embrasées y fit en quelques endroits. La douleur d’Aronce redoubla pourtant en y arrivant lorsqu’il vit qu’il n’y apprenait nulle nouvelle de sa chère Clélie ni de son rival. Il est vrai qu’il ne fut pas longtemps sans savoir qu’Horace n’était point mort parce qu’il fut averti par un homme de connaissance, qu’un ami particulier d’Horace qui se nommait Stenius en avait reçu une lettre le matin. De sorte que, poussé par une curiosité que l’excès de sa passion rendait infiniment forte, il fut le chercher chez lui où il ne le trouva pas. Quand on lui eut dit qu’il s’était allé promener dans une grande place qui était derrière un temple de Diane à Capoue, il fut l’y trouver.
Stenius connaissait extrêmement Aronce, il le reçut avec civilité quoiqu’il fût rival de son ami, si bien qu’Aronce espérant qu’il ne lui refuserait pas ce qu’il voulait lui demander, l’aborda aussi fort civilement. « Je n’ignore pas Stenius, lui dit-il, que vous êtes plus ami d’Horace que de moi, aussi ne veux-je pas vous proposer de trahir le secret qu’il vous a confié, mais, sachant d’une certitude infaillible, que vous en avez aujourd’hui reçu une lettre, je viens vous conjurer, et vous conjurer avec ardeur, de me vouloir dire seulement s’il ne vous apprend pas que Clélie soit vivante. Je ne vous demande pas, ajouta-t-il, que vous me disiez ni où il va, ni où il est présentement car comme je sais bien que l’honneur ne vous permet pas de me le dire, je crois qu’il ne me permet pas aussi de vous le demander et j’ai même si bonne opinion de vous, que je suis persuadé que je vous le demanderais inutilement. C’est pourquoi je ne veux pas que la force de mon amour m’oblige à vous faire une injuste proposition. Mais, Stenius, tout ce que je veux de vous, est qu’en faveur d’un amant affligé, vous me disiez seulement « Clélie est vivante », sans me dire en quel lieu de la terre Horace la mène et, pour vous y obliger, poursuivit-il, j’ai à vous dire que quand vous ne me le direz pas, je ne laisserai pas d’agir comme si je savais avec certitude que Clélie n’est pas morte et que mon rival la tient sous sa puissance. C’est pourquoi je crois que sans choquer la fidélité que vous devez à Horace, vous ne pouvez me refuser.
— Je ne vous nierai point, répliqua Stenius, que j’ai reçu aujourd’hui une lettre d’Horace puisque vous le savez, et je vous avouerai même que je l’ai présentement sur moi. Mais en même temps, je vous dirai que je suis étrangement surpris que vous me demandiez une chose que je ne dois pas faire et que je veux même croire que vous ne feriez pas si vous étiez en ma place.
— Si je vous demandais quelque chose qui pût nuire à votre ami, répliqua Aronce, vous auriez raison de parler comme vous faites, mais je ne vous demande que ce qui peut consoler un malheureux amant sans que cette consolation puisse nuire à son rival, et si vous aviez aimé, vous ne me refuseriez sans doute pas.
— Je ne sais ce que je ferais comme amant, reprit fièrement Stenius, mais je sais bien que comme ami d’Horace, je ne vous dois rien dire où il ait intérêt et que je dois trouver fort étrange que vous m’ayez demandé une chose que je ne pourrais faire sans lâcheté.
— Pour vous la faire faire avec honneur, reprit Aronce en mettant l’épée à la main, il faut que vous souteniez aussi bien votre opinion par votre valeur que par votre opiniâtreté et que vous défendiez même la lettre d’Horace, puisque vous ne voulez pas que je sache si Clélie est vivante ou morte. »
À ces mots, Stenius se reculant de quelques pas mit l’épée à la main aussi bien qu’Aronce, et, devant que des gens qui les voyaient faire de loin pussent être à eux, Aronce eut non seulement désarmé et vaincu Stenius, mais il lui eut même arraché la lettre d’Horace. Après quoi, il se retira diligemment chez Clélius, où il ouvrit cette lettre de son rival, qui était telle :

Horace à Stenius. Un tremblement de terre ayant mis la rigoureuse Clélie en ma puissance, je m’en vais chercher un asile à Pérouse, où vous m’enverrez toutes les choses que celui qui vous rend ma lettre vous dira, et où vous me manderez, pour augmenter ma satisfaction, quel aura été le désespoir de mon rival.

La lecture de cette lettre donna une si sensible joie à Aronce, qu’on ne la saurait exprimer ; car non seulement il apprenait que Clélie était vivante mais il savait en même temps que son rival la menait en un lieu, où l’honneur et la Nature l’obligeaient d’aller, et où il n’eût peut-être pas été s’il eût su que sa maîtresse eût été ailleurs. Si bien que, disant promptement la chose à Clélius et à Sulpicie, il se résolut de partir dès le lendemain et, en effet, il partit avec un équipage qui n’avait rien de plus magnifique qu’un gendre de Clélius le devait avoir, n’ayant que trois ou quatre esclaves avec lui. Il est vrai qu’il obligea un ami qu’il s’était fait à Capoue et qui savait tout le secret de sa fortune, de faire ce voyage, afin que s’il lui réussissait heureusement, il pût lui faire partager son bonheur.
Cet agréable ami, qui se nommait Célère, étant donc toute la consolation d’Aronce, ils partirent de Capoue, laissant ordre à Clélius et à Sulpicie, de leur envoyer par une voie sûre, toutes les choses qu’ils savaient être nécessaires pour faire que le voyage d’Aronce eût le succès qu’il souhaitait. Après quoi, ces deux amis le commencèrent et le poursuivirent sans aucun obstacle, quoique le chemin soit assez long jusqu’à ce qu’étant arrivés un soir, au bord du lac de Trasimène, ils s’arrêtèrent pour en regarder la beauté.
Et en effet, il était digne de la curiosité de deux hommes aussi pleins d’esprit qu’Aronce et Célère, car, comme il a trois belles et agréables îles, elles avaient alors chacune un assez beau château, et, tout à l’entour du lac il y avait plusieurs villages et plusieurs hameaux qui rendaient ce paysage un des plus beaux du Monde.
Mais à peine Aronce et Célère eurent-ils eu le loisir de considérer la grandeur et la beauté de ce lac, qu’ils virent sortir de la pointe d’une de ces îles, deux petites barques, dans une desquelles Aronce vit sa chère Clélie et Horace, avec six hommes, l’épée à la main, qui le défendaient contre dix qui étaient dans l’autre. Cette vue le surprit d’une telle force, que d’abord il ne voulait pas croire ses yeux ; mais Célère lui ayant confirmé qu’ils ne le trompaient pas, il crut en effet qu’il voyait et sa maîtresse, et son rival et il lui sembla même que celui qui était à la proue de la seconde barque, était le Prince de Numidie qu’il aimait fort. En cet instant, Aronce se trouva bien embarrassé car il n’y avait point de bateau proche du lieu où il était, et il fallait faire près de deux mille pour en trouver, à ce que lui dit un guide du pays qui le devait mener jusqu’à Pérouse. Cependant il fallut qu’il se résolût à aller jusque-là car, comme les deux barques s’éloignaient toujours de lui en combattant, comme si elles eussent voulu prendre la route de la seconde île du lac, il jugeait bien que quand il aurait entrepris de forcer son cheval à nager, il n’aurait jamais pu les joindre car, Horace faisait ramer avec une diligence étrange. De sorte que, voyant encore plus d’apparences de pouvoir secourir sa maîtresse en allant au lieu où on lui disait qu’il trouverait des bateaux, il poussa son cheval à toute bride vers un endroit où le lac s’enfonçait dans un grand bois dont il fallait traverser un coin pour aller vers une habitation, où le guide d’Aronce assurait qu’il y avait toujours des bateaux. Mais, en y allant, il regardait continuellement vers les barques qui combattaient et voyait à grand regret, qu’elles s’éloignaient toujours de lui et qu’il fallait même qu’il s’en éloignât encore, pour se mettre en état de s’en pouvoir approcher.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Clélie

Informations complémentaires

Poids 2500 g
Dimensions 110 × 138 × 204 mm
Disponible

Oui

Genre

Récit historique, Roman

Version papier ou numérique ?

Version numérique (Epub ou PDF), Version papier

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