clelie

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Clélie, histoire romaine – Tome 4/10 – Berelise

Madeleine de Scudéry

138 x 204 mm – 216 pages – Texte – Noir et blanc – Broché

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Description

Tome 4 sur 10

L’ensemble des 10 tomes de Clélie, histoire romaine, a été publié entre 1654 et 1660, signé par le frère de Madeleine de Scudéry.
Cette présente édition de 2022 rassemble le texte intégral de ce roman précieux publié en plein âge baroque. Seuls certains termes ont été actualisés et certains aspects de la structure du texte modernisés, restant au plus près du texte original tout en favorisant sa lecture.

 

 

Comme Brutus n’avait plus rien de caché pour Aronce, il fut le lendemain au matin lui faire une visite à sa chambre, lui semblant qu’il trouverait quelque consolation à s’entretenir avec un amant malheureux aussi bien que lui. Et en effet, ces deux illustres amants se parlèrent d’abord avec plus de tendresse qu’auparavant, et l’amour unit si fort leurs cœurs, qu’ils s’entretinrent avec beaucoup de douceur quoiqu’ils fussent tous deux misérables et ne parlassent que de choses mélancoliques. Pendant qu’ils s’entretenaient ainsi et qu’Herminius agissait secrètement par le moyen de ses amis et pour les choses qui regardaient la passion qu’il avait dans l’âme, et pour tout ce qui pouvait nuire à Tarquin ou servir à Aronce, l’adroit Amilcar agissait de son côté et pour Aronce et contre Tarquin, et pour Clélie et pour Plotine, et pour toutes les autres captives. Il tâchait même d’engager la fière Tullie à délivrer toutes ces prisonnières, principalement les deux à qui un intérêt d’amitié et d’inclination l’attachait. Il écrivait à Tarquin, au Prince Sextus, à Artemidore, à Zenocrate et il avait pourtant encore le temps de faire de ces sortes de choses qu’on ne fait que par une certaine oisiveté enjouée, car Herminius et lui firent chacun une petite chanson à l’usage d’Afrique, qui étaient les plus jolies du monde. Elles avaient un certain tour galant où l’on trouvait tout à la fois de l’amour, de l’esprit, de l’enjouement, et de la raillerie. Ils ne s’étaient pourtant servis que d’expressions simples et naturelles, et il semblait même qu’ils n’avaient songé qu’à badiner en faisant ces chansons, et qu’il n’était pas possible de ne penser point ce qu’ils avaient dit.
Cependant, comme on avait envoyé au camp pour faire venir Celere et Zenocrate, ils vinrent à Rome sans qu’on y trouvât rien à dire car, durant la trêve, tous les jeunes gens allaient continuellement du camp à Rome, et de Rome au camp. Artemidore même ne pouvant souffrir que Zenocrate et Celere fussent plus heureux que lui, partit avec eux pour voir Aronce qui avait puissamment attaché son cœur. De sorte que ces trois hommes étant arrivés à Rome et ayant la liberté de voir Aronce en secret aussi bien qu’Herminius, ils passèrent quelques jours dans une société tout à fait douce pour des malheureux. Car comme ces nouveaux venus étaient du secret, ils furent presque toujours tous ensemble. Il se trouva même que Racilia, Hermilie, Valerie et Sivelia furent, deux après-dîners, d’une société qui était sans doute toute composée de personnes infiniment accomplies et infiniment agréables. Outre qu’Aronce, Brutus, Amilcar, Herminius et Celere étaient les plus honnêtes gens du monde, il est encore certain qu’Artemidore et Zenocrate, avaient un mérite extraordinaire. Artemidore était bien fait, il avait de l’esprit, du jugement et de la grandeur dans l’âme, mais il possédait si également tout ce qu’il avait de bonnes qualités, qu’encore qu’il fût très honnête homme ce n’était pourtant pas un de ces gens qui se font un caractère particulier et qui ne ressemblent à personne, quoique beaucoup de gens voulussent leur ressembler. Pour Zenocrate, il était grand, de belle taille, et de bonne mine. Il avait les yeux beaux, les dents belles, le teint vif, les cheveux bruns, un sourire très agréable et une physionomie heureuse qui faisait qu’il plaisait infiniment pour peu qu’il eût dessein de plaire et qu’il ne se laissât pas aller à une certaine indifférence languissante à laquelle son tempérament le portait. Elle lui donnait quelquefois une paresse d’esprit qui le faisait paraître rêveur et l’obligeait à garder, en certaines occasions, une espèce de silence mélancolique qu’on ne pouvait souffrir sans quelque léger dépit, quand on savait qu’il eût pu, s’il eût voulu, parler plus agréablement que la plupart des gens à qui il donnait une si paisible audience. Cependant, cet aimable paresseux avait un tour dans l’esprit, galant, délicat et particulier, soit qu’il écrivît en vers ou en prose, et l’on peut assurer sans flatterie que s’il eût eu le cœur un peu plus capable d’attachement, il eût été fort propre à faire d’illustres conquêtes. Zenocrate était, comme je l’ai déjà dit, beau et de bonne mine, il avait infiniment de l’esprit, et de l’esprit doux et agréable, il l’avait galant. Il était sage et discret, il avait une bonté infiniment charmante, toutes ses inclinations étaient nobles. Il était même modeste, respectueux et fidèle à ses amis. Mais après tout, il avait une paresse dans le fond du cœur qui faisait qu’encore qu’il fût tel qu’il faut être pour être un galant heureux, il n’eût peut-être pas voulu être extraordinairement amoureux d’une très belle personne, quand même il eût été assuré de n’être pas maltraité, tant il craignait les entreprises pénibles. Il avait pourtant des commencements d’amour qu’on eût dit qui devaient avoir de la suite, mais on était tout étonné que le feu qu’on avait vu briller le matin, s’éteignait le soir. Je ne sais même ce qu’il eût fallu faire pour en faire un amant opiniâtre, car la facilité eût empêché sa passion d’augmenter, la grande difficulté eut rebuté son esprit, et la seule pensée d’une longue constance lui eut fait peine. Il n’eût pas voulu s’engager à aimer une personne qui n’eut pas été au-dessus de lui, et toutefois, il n’eut pu se résoudre que malaisément à en aimer une de cette qualité si la Fortune ne l’y eut comme forcé tant il aimait peu à entreprendre les choses difficiles. Aussi avait-il passé tout le commencement de sa vie sans avoir de ces demies maîtresses qu’on aime sans inquiétude, qu’on sert sans assiduité, et qu’on quitte sans chagrin à la première occasion qui s’en présente. Ce n’est pas qu’il ne soutînt qu’il avait aimé ardemment et qu’il ne dit qu’il pouvait même aimer encore de cette manière, mais les intelligents en tendresse ne croyaient point qu’il fut capable d’un fort grand attachement. Cependant, s’il était accusé de quelque tiédeur et de quelque inconstance en amour, il était connu pour être fort sincère et fort agréable en amitié, et il était en effet si aimable, et si digne d’estime, qu’on ne pouvait pas le connaître sans l’estimer et sans l’aimer infiniment. Artemidore et lui étant donc joints avec leurs illustres amis, cette société eût été tout à fait charmante si ceux qui la composaient eussent été plus heureux qu’ils n’étaient.
Il y eut pourtant une petite trêve de chagrin pour Aronce qui fit que le voyage de Celere et de Zenocrate qui avait été résolu, fut différé, car Amilcar apprit à cet illustre malheureux, qu’il avait eu une grande conférence avec Tullie, qu’il était le confident de la jalousie qu’elle avait dans l’âme, et qu’il ne désespérait pas de l’obliger à délivrer Clélie. Il lui dit de plus, que cette fière personne lui avait promis de suborner celui qui la gardait, et que de son côté, il s’était engagé à mener cette belle fille en Afrique et à ne l’en laisser jamais revenir. De plus, on sut que ceux d’Ardée qui négociaient avec Tarquin, demandaient avant toute chose qu’on leur rendît les captives, qu’ainsi il pourrait être que Tarquin refusant de le faire, irriterait le peuple et les soldats qui murmuraient avec raison de voir qu’il aimerait mieux continuer la guerre que d’accorder une chose qui paraissait être de si peu de conséquence, et que par ce moyen, il serait peut-être possible d’exciter quelque mouvement et dans Rome et au camp, où ils auraient besoin de deux hommes aussi braves que l’étaient Zenocrate et Celere. Ainsi leur départ étant différé et l’espérance étant dans le cœur d’Aronce, la conversation devint un peu plus gaie.
Il arriva pourtant une aventure qui pensa troubler cette favorable disposition car comme les choses étaient en cet état, des personnes inconnues firent, une nuit, une entreprise pour enlever Clélie. En effet, on posa des échelles aux fenêtres de sa chambre, quelques-uns des gardes qui étaient de l’intelligence ayant donné l’entrée de la porte d’un jardin à ceux qui les posèrent. Il est vrai qu’ils furent contraints de se retirer, parce que celui à qui Tarquin avait confié la garde de Clélie ayant entendu quelque bruit, s’éveilla, et fut avec une partie des ses compagnons dans ce même jardin, où ils trouvèrent un homme de bonne mine qui était à la tête de dix ou douze autres, pendant que deux soldats déterminés étaient montés à deux échelles posées contre les fenêtres de la chambre de Clélie, qui se trouva alors dans un embarras étrange. Car elle ne savait si ceux qui faisaient effort pour ouvrir ses fenêtres étaient amis ou ennemis. Elle ne voyait pourtant pas d’apparence que cette entreprise fût faite par Aronce puisqu’Amilcar qui avait la liberté de la voir, ne l’en avait pas avertie, de sorte qu’elle trouvait beaucoup plus de vraisemblance à penser que c’était la cruelle Tullie qui la voulait avoir en sa puissance. Si bien qu’elle et Plotine étaient en une peine inconcevable. Leur frayeur ne dura pourtant pas longtemps, car quelque brave que fût celui qui avait fait cette entreprise, il fallut qu’il cédât au nombre. Joint que ceux qu’il avait laissés pour s’assurer de la porte du jardin par où il était entré s’étant effrayés, on la fit fermer. Après quoi, il n’y eut plus nulle autre résolution à prendre à celui qui avait entrepris ce hardi dessein, que de se rendre ou de mourir en désespéré. Et comme l’état de son âme ne lui permettait pas d’espérer de pouvoir vivre heureux, il choisit le dernier, et fit des choses si prodigieuses que Clélie et Plotine qui étaient levées et regardaient ce qui se passait dans ce jardin que la Lune commençait d’éclairer, eurent pitié de l’état où elles voyaient un si vaillant homme, dont elles ne pouvaient pourtant discerner le visage. Clélie eut même alors quelque crainte que celui qu’elle voyait ne fut Aronce, tant il lui paraissait brave, si bien qu’aimant mieux s’exposer à sauver la vie à un vaillant ennemi, que de laisser périr un fidèle amant, elle se mit à crier à celui qui la gardait qu’il ne fit pas tuer un homme abandonné par les siens, car il ne lui en restait plus aucun qui ne fut hors de combat. La voix de Clélie persuadant alors celui à qui elle parlait que peut-être savait-elle qui était cet inconnu qui se défendait si opiniâtrement, et croyant que ce serait rendre un grand service à Tarquin que de mettre ce vaillant homme entre ses mains, il commanda aux siens de tâcher de le prendre et leur défendit de le tuer. Cependant, ce brave étranger qui avait entendu ce que Clélie avait dit, tourna la tête pour tâcher de la voir, de sorte que trois de ceux qui l’environnaient se servant de cet instant, se jetèrent sur lui et lui saisissant l’épée, la lui arrachèrent, quoiqu’il fît des efforts terribles pour les en empêcher. Ce n’est pas qu’il ne fût très dangereusement blessé en divers endroits mais c’est qu’ayant résolu de mourir puisque son entreprise avait manqué, il agissait en désespéré. Il fallut pourtant qu’il cédât au nombre et qu’il se laissât même conduire où voulurent ceux qui l’avaient désarmé, car il perdit tant de sang en se débattant qu’à peine pouvait-il se soutenir. Cependant, comme cela ne pût se passer sans un assez grand bruit, tout le monde du palais en fut éveillé, et la cruelle Tullie en fut avertie. La jalousie occupant alors tout son esprit, elle était bien plus irritée contre celui qui avait empêché Clélie d’être enlevée, que contre celui qui l’avait voulu enlever. Elle voulut pourtant savoir son nom mais on lui dit que personne ne le connaissait, et qu’il ne voulait pas dire lui-même qui il était. Tullie demanda alors s’il n’était demeuré aucun des siens vivants, mais on lui répondit que deux de ceux qu’il avait employés en cette occasion et qui étaient blessés aussi bien que lui, ne le connaissaient pas eux-mêmes, ou disaient ne le pas connaître. Tullie n’en pouvant donc tirer nul éclaircissement, envoya chercher Amilcar pour tâcher de découvrir si cet inconnu avait agi pour Aronce.
D’autre part celui qui avait Clélie en garde, envoya dire à Tarquin ce qui s’était passé, et il s’en épandit le lendemain un si grand bruit dans Rome qu’il fût bientôt jusqu’à Aronce. Il y fut même de toutes les manières dont le caprice du monde publiait la chose car les uns disaient que cela avait été Tullie qui avait voulu avoir les prisonniers en sa disposition, les autres que Tarquin pour les avoir en sa puissance sans irriter Tullie avait voulu faire faire ce prétendu enlèvement qui avait manqué par un malentendu entre ceux qui étaient de l’intelligence, et ceux qui n’en étaient pas. Les autres, que c’était Aronce, quelques-uns que c’était Horace, et ils tournèrent la chose de tant de diverses manières, qu’il n’y avait nulle vraisemblance à aucune. Aronce sachant tous ces divers bruits par Brutus, par Artemidore, par Zenocrate, et par Celere, était en une peine étrange parce qu’il ne pouvait comprendre cette aventure. Il savait bien qu’il n’y avait point de part, Herminius l’assurait qu’il n’y avait nulle apparence qu’Horace fût parti d’Ardée ; ce ne pouvait être Tullie puisqu’elle employait alors Amilcar pour ce même dessein. Il n’y avait nulle raison de penser que ce fut Tarquin car il savait mieux conduire les entreprises. Aronce donc ne savait que croire, et plus il y pensait, moins il trouvait de vraisemblance à tout ce que son imagination lui proposait. Mais à la fin, il crut que comme le Prince Sextus avait eu une violente inclination pour Clélie, que celle qu’il avait eue depuis pour Lucrèce avait passé, que ce prince qui était injuste et violent dans ses passions, avait voulu faire enlever cette belle personne pour l’ôter tout à la fois et à Tarquin, et à lui. Trouvant beaucoup plus de vraisemblance à cette opinion qu’à tout ce qu’on en disait, il s’y arrêta et en eut une douleur si sensible, qu’il forma le dessein de venger Clélie de cette violence, et de chercher les voies d’attaquer Sextus, en homme qui n’avait besoin que de lui-même pour le vaincre et pour le punir. Mais après avoir bien fait des desseins de vengeance, il vit entrer Amilcar, de sorte que ne doutant point qu’il ne pensât en cette rencontre ce qu’il devait penser, il fut au-devant de lui et lui adressant la parole : « Et bien, lui dit-il, mon cher Amilcar, croyez-vous encore que Sextus soit plus amoureux de Lucrèce que de Clélie, après l’aventure de la dernière nuit. »
— Je vous assure, reprit Amilcar, que Sextus n’a nulle part à l’aventure dont vous parlez car je viens d’être l’agent de Tullie pour découvrir qui a fait cette entreprise, et je viens de parler à celui qui a si courageusement exposé sa vie en cette dangereuse occasion,
— Quoi, reprit Aronce, vous avez vu celui qu’on dit qui s’est si vaillamment défendu ?
— Oui, répliqua Amilcar, je l’ai vu, et j’ai vu en le voyant, que la Fortune ne vous a donné que d’illustres rivaux,
— Le bruit qui court que c’est Horace, reprit brusquement Aronce, est donc vrai ?
— Nullement, répliqua Amilcar, mais pour ne vous tenir pas davantage en peine, c’est le Prince de Numidie qui a fait cette grande action,
— Quoi ? s’écria Aronce, c’est Maharbal qui m’a voulu une seconde fois ôter Clélie ?
— Il n’en parle pas ainsi, reprit Amilcar, car il proteste qu’il n’a prétendu autre chose que l’ôter des mains de Tarquin pour la remettre entre celles de Clélius et de Sulpicie, qu’il assure s’être rapprochés de Rome,
— Eh, de grâce, Amilcar ! dit alors Aronce, dites-moi tout ce que vous savez de cette aventure, et comment vous la savez ?
— Puisque vous voulez tout savoir, reprit Amilcar, il faut que je vous dise que Tullie m’a envoyé quérir. J’ai obéi à ses ordres et je l’ai trouvée avec une fureur sur le visage qui m’a épouvanté. D’abord elle m’a accusé de savoir quelque chose de l’entreprise de la dernière nuit mais je lui ai dit si fortement que je n’en savais rien, que comme elle a infiniment de l’esprit, elle a bien connu que je ne mentais pas. Ne sachant alors que penser, elle m’a envoyé vers celui qui avait paru être le chef de cette entreprise, mais je vous avoue que j’ai été bien étonné lorsque j’ai reconnu le Prince de Numidie. Pour lui, comme il était dans un chagrin étrange, et qu’il est fort blessé, il ne m’a pas regardé quand je me suis approché de lui, mais dès qu’il a entendu ma voix, il a tourné la tête de mon côté et me tendant la main : « Quoique vous ayez toujours été ami de mon rival, m’a-t-il dit, je ne laisse pas d’être bien aise de vous voir afin de pouvoir vous dire devant que de mourir, que je meurs désespéré de n’avoir pu ni l’aimer assez pour lui céder Clélie sans répugnance, ni le haïr autant qu’il fallait pour la lui disputer opiniâtrement, et pour achever de m’obliger, assurez-le, si vous le voyez jamais, que je n’avais prétendu autre avantage en délivrant Clélie, que celui de la mettre en liberté, et de la rendre à Clélius et à Sulpicie qui se sont approchés de Rome et qui sont présentement à… Comme il a voulu prononcer le nom du lieu où ils sont, il est tombé en faiblesse. On a pourtant fait tout ce qu’on a pu pour le faire revenir, et il est revenu en effet, après une heure de repos et de remèdes. Mais sa raison ne lui est pas revenue avec le sentiment, car depuis cela, il n’a plus su ce qu’il me disait et je n’ai pu lui faire dire où était Clélius, ni Sulpicie. Joint que voyant qu’il n’avait plus de raison, j’ai jugé qu’il serait dangereux qu’il me le dit devant tant de gens, car auparavant il me parlait sans qu’ils l’entendissent. Cependant, ajouta Amilcar, quoique le Prince de Numidie soit votre rival, j’ai cru que vous me blâmeriez vous-même si je le laissais maltraiter, et qu’il était à propos de dire sa condition à Tullie, et de la faire savoir à Tarquin vers qui on a envoyé exprès pour lui apprendre ce qui s’est passé. D’ailleurs, en faisant savoir que c’est le Prince de Numidie qui a voulu délivrer Clélie, je vous empêche de pouvoir être soupçonné de la chose, et je m’empêche moi-même d’en pouvoir être accusé.
— Vous avez sans doute fait ce que j’eusse fait moi-même, répliqua Aronce, mais ce qui m’afflige fort, c’est que je crains bien que cet accident ne fasse resserrer Clélie, et que le dessein que nous avons ne réussisse pas,
— Comme c’est par Tullie que j’espère que nous la délivrerons, répondit Amilcar, cet accident ne change rien pour nous, au contraire, celui qui garde Clélie l’ayant si bien gardée acquerra un nouveau crédit auprès de Tarquin par cette aventure, de sorte que si Tullie le suborne comme elle se le promet, la chose est sans difficulté, ainsi il faut se donner patience. »
Cependant, bien que ce qu’Amilcar disait ne fût pas éloigné de vraisemblance et que ceux qui aiment aient accoutumé d’espérer sur des fondements plus faibles, Aronce parut fort chagrin. De sorte qu’Amilcar lui en demandant la cause, il lui avoua qu’il ne pouvait se consoler lorsqu’il arrivait que quelqu’un de ses rivaux donnait une marque d’amour à Clélie. « Les dieux savent, ajouta-t-il, si je suis capable d’envie et s’il m’est jamais arrivé d’envier la gloire de qui que ce soit ! Mais lorsqu’il s’agit de la passion que j’ai dans l’âme, j’avoue que je ne puis m’empêcher d’avoir de la douleur quand j’entends dire seulement quelque grand témoignage d’amour que quelque amant a rendu a sa maîtresse. Jugez donc ce que je dois faire quand j’apprends qu’un rival, et un rival qui a mille bonnes qualités, vient d’exposer sa vie pour le salut de la personne que j’aime et qu’elle l’a vu combatte de ses propres yeux, puisqu’étant aussi généreuse qu’elle est, il est impossible qu’elle n’en ait point de reconnaissance quand elle saura que c’est Maharbal qu’elle a vu combatte,
— Ha, Seigneur ! répliqua Amilcar, la chose n’est pas ainsi car j’ai vu Clélie, je lui ai dit le nom de celui qu’elle a vu se défendre si courageusement, mais bien loin de lui en savoir gré elle croit qu’en voulant l’ôter de la puissance de Tarquin, il avait les mêmes sentiments qu’autrefois lorsqu’il la voulait tirer de celle d’Horace, quand il le combattit sur le lac de Trasimène*1*. Ainsi cette délicatesse d’amour que vous venez de me témoigner, vous cause une douleur qui n’a point de fondement raisonnable,
— Quoi ! reprit Aronce, vous ne croyez pas que j’aie un juste sujet de me plaindre de l’état où la Fortune me réduit ? Quoi ! vous croyez que je puisse supporter sans peine d’être prisonnier volontairement, de peur de l’être malgré moi, et de ne pouvoir délivrer Clélie ? Ha, Amilcar, poursuivit Aronce, il n’est assurément guère plus difficile à Brutus de cacher sa raison, qu’il me l’est de me servir de la mienne d’une si étrange sorte, car enfin, si j’agissais continuellement, si j’exposais même ma vie à tous les moments pour délivrer Clélie, je souffrirais moins que je ne souffre en ne faisant rien que raisonner avec mes amis sur des espérances incertaines. Cependant, ajouta-t-il, je ne laisse pas d’être bien aise de savoir que cette entreprise qui fait tant de bruit n’est pas un effet ni de la haine de Tullie, ni de l’amour de Tarquin, ni de celle de Sextus,
— Ha ! pour Sextus, reprit Amilcar, n’en craignez rien car Artemidore m’a dit qu’il est plus amoureux de Lucrèce qu’il ne l’a jamais été de personne, et qu’il est si peu maître de sa passion, qu’il ne peut s’empêcher d’en parler.
— Comme ce rival-là ne saurait nuire à Brutus, reprit Aronce, je ne puis m’empêcher de me réjouir qu’il soit le sien, puisque s’il ne l’était pas, je suis persuadé qu’il serait le mien, et qu’il le serait dangereusement pour Clélie, en l’état où est cette admirable fille. »
Pendant qu’Aronce parlait ainsi, Brutus arriva et, un moment après, Artemidore, Zenocrate, et Celere à qui on avait confié tout le secret de l’entreprise dont il s’agissait. Quant à l’amour que Brutus avait pour Lucrèce, ils n’en savaient rien, de sorte que dans cette ignorance, ils ne firent point de difficulté de parler de la passion de Sextus pour cette belle et vertueuse femme, croyant bien qu’ils ne pouvaient faire un plus sensible plaisir à Aronce que de lui persuader que ce prince n’avait plus d’amour pour Clélie. Mais à dire la vérité, s’ils plurent à Aronce en parlant ainsi, ils affligèrent sensiblement Brutus qui sentit en cet instant, renouveler dans son cœur toute la haine qu’il avait contre Tarquin. Il lui sembla que son père et son frère venaient d’expirer. Il vit le renversement de sa maison comme s’il fût venu d’arriver. Tous les crimes du tyran et de Tullie lui remplirent l’imagination, et l’amour de Sextus pour Lucrèce l’irrita d’une telle sorte, qu’il ne pût même souffrir qu’on dit qu’il fût amoureux. « On ne peut pas, dit-il à Celere qui parlait de la passion de ce prince, on ne peut pas raisonnablement appeler amour cette espèce d’emportement dont Sextus se trouve capable quand une femme lui plaît. Car si on cherchait bien dans son cœur, on n’y trouverait que des désirs impérieux qui ne respectent ni bienséance ni vertu. On trouverait, dis-je, que son esprit n’a nulle part à sa passion. Je suis même persuadé qu’il ne se soucierait pas d’être aimé et qu’il serait aussi content quand une femme se donnerait à lui par un lâche sentiment d’intérêt et d’ambition, sans même lui donner son cœur, que si elle était forcée par une violente affection, à favoriser son amour. Cependant, il est constamment vrai que quiconque sait aimer ne peut être parfaitement heureux s’il n’est autant aimé qu’il aime, et qu’il n’y a que ceux qui ont de la brutalité dans l’âme plutôt que de l’amour, qui ne se soucient pas du motif qui oblige une femme à les bien traiter.
— Il est vrai, dit alors Aronce, qu’une faveur intéressée est une médiocre faveur, et que je n’aurais pas grande obligation à une femme qui ferait, à cause de ma fortune, ce qu’elle ne ferait pas pour mon affection toute seule.
— Mais il arrive si souvent, reprit Amilcar, que ceux que la Fortune favorise ne méritent pas d’être favorisés par eux-mêmes, qu’ils auraient grand tort de se plaindre lorsqu’une femme les souffre plutôt par intérêt que par amour !
— J’en tombe d’accord, répliqua Artemidore, mais il faut avouer en même temps qu’une dame intéressée ne mérite pas d’avoir un amant qui la considère par nulle autre cause que par celle de sa propre satisfaction, qu’ainsi Brutus a raison de dire que cette espèce de sentiment ne se peut véritablement appeler amour puisque ce n’est pas une amour réciproque, et qu’à considérer bien ce qui se passe dans le cœur de deux personnes de cette sorte, on ne trouvera que de l’avarice dans le cœur de la dame, et de la brutalité dans celui de l’amant,
— Cela est si bien dit, reprit Brutus, que rien ne le peut être mieux, mais il faut ajouter à cela qu’un amant de cette humeur ne peut jamais être fidèle ni être heureux, car dans son cœur la fin d’un désir déréglé est le commencement d’un autre puisque ne se souciant pas d’être aimé, il n’est capable que du seul plaisir de posséder ce qu’il aime, et il est capable d’aimer tout ce qui peut plaire à ses yeux sans y chercher autre chose. Ainsi ces amants brutaux n’ont point de bornes dans leurs passions, ils aiment tantôt les brunes et tantôt les blondes, et ils aiment enfin d’une manière si grossière, que l’amour des animaux les plus cruels et les plus sauvages l’est moins que la leur. C’est pourquoi je plaindrais extrêmement la belle et vertueuse Lucrèce, d’avoir donné de l’amour à Sextus, si ce n’était que sa solitude la met à couvert des persécutions d’un tel amant. »
Cependant, comme Herminius remarqua l’agitation de l’esprit de Brutus, il détourna la conversation et fit qu’on ne parla plus que du Prince de Numidie, dont l’aventure était assez surprenante pour mériter qu’on en parlât car il semblait fort extraordinaire qu’un prince africain eût pu trouver quelque intelligence à Rome, et qu’il eût pu entreprendre d’enlever Clélie du palais d’un prince tel que Tarquin. Ensuite de quoi passant d’une chose à une autre, ils voulurent deviner ce que ferait ce prince violent quand il saurait ce qui s’était passé, car les uns disaient qu’il se porterait à la dernière extrémité contre le Prince de Numidie, quelques-uns que par son propre intérêt il aurait quelque considération pour la qualité de Maharbal, et quelques autres qu’il le ferait empoisonner. Aronce qui était infiniment généreux et qui avait été touché de la dernière conversation qu’il avait eue avec cet illustre rival, aussi bien que de la lettre qu’il lui avait laissée en partant de l’île des Saules, pria Amilcar d’apporter soin à empêcher qu’il ne fut maltraité, et, en effet, Amilcar agit avec tant d’adresse auprès de Tullie, et il écrivit d’une manière si judicieuse à Tarquin, que les choses n’allèrent pas aussi mal pour le Prince de Numidie, qu’on se l’était imaginé. Il est vrai qu’il était en si pitoyable état de ses blessures, qu’il y avait lieu de croire qu’il n’en pourrait échapper car la fièvre augmentait, la raison ne lui revenait pas et ceux qui le pansaient en avaient très mauvaise opinion. De sorte qu’on peut dire que le danger où il fut servit de quelque chose à la sûreté de sa vie. Ce qu’il y eut de remarquable en cette rencontre, fut que Tarquin apprenant la condition du Prince de Numidie, comprit qu’il fallait que l’amour qu’il avait pour Clélie l’eût porté à la vouloir enlever, car il n’ignorait pas que Clélius avait été longtemps à Carthage. S’imaginant donc Clélie encore plus aimable puisqu’elle était tant aimée, il sentit un redou-blement d’amour dans son cœur, et la connaissance qu’il eut d’avoir un nouveau rival qu’il ne pensait pas avoir, lui donna une nouvelle amour, s’il faut ainsi dire. Il eut même quelque joie de penser qu’Aronce, en quelque lieu qu’il pût être, aurait dépit de ce que le Prince de Numidie avait entrepris pour délivrer Clélie. Il pensa enfin en cette rencontre, tout ce qu’un prince qui avait les sentiments violents pouvait penser, quoique l’amour n’eût jamais été la passion dominante de son âme. Cependant, il donna ordre qu’on redoublât les gardes de Clélie et il donna même encore plus de pouvoir à celui qui les commandait, ce qui réjouit fort Aronce parce qu’Amilcar l’assurant que Tullie était persuadée qu’elle le gagnerait, il pouvait raisonnablement espérer de mettre bientôt Clélie en liberté. Il sut aussi que ceux d’Ardée s’opiniâtraient à vouloir que Tarquin délivrât les captives avant que d’entrer en nul traité et que le peuple commençait fort de murmurer à Rome, aussi bien que les soldats du camp, de ce que Tarquin refusait de les vouloir donner. Ces choses mirent une disposition si favorable dans l’esprit d’Aronce et de tous ses amis, qu’ils se trouvèrent capables de jouir de toute la douceur que l’espérance donne à ceux qui souhaitent quelque chose ardemment, car il y en a à espérer la vengeance, aussi bien qu’à espérer la possession d’une maîtresse. Ceux qui n’avaient pas un intérêt effectif en ce lieu-là avaient, du moins, celui que l’intérêt de leurs amis leur donnait. Ainsi Artemidore, Amilcar, Zenocrate, et Celere ne sentaient que ce que l’amitié qu’ils avaient leur faisait sentir, mais pour Brutus et pour Herminius, ils avaient tous deux plusieurs intérêts au lieu d’un, puisqu’ils avaient celui de leur ami, de leur amour, et de leur patrie, et les choses étant alors au meilleur état qu’ils les eussent vues depuis très longtemps, ils avaient leur part de l’espérance. Ce n’est pas que Brutus, du côté de Lucrèce, espérât rien qui lui pût être avantageux, mais il pensait, du moins alors, que s’il pouvait détruire Tarquin, il détruirait aussi Sextus, si bien qu’un sentiment jaloux excitant encore en lui le désir de se venger et celui de délivrer Rome, il lui semblait qu’il ne devait pas moins agir contre Tarquin en qualité de véritable amant que de véritable Romain. Ainsi l’espérance trouvant place dans le cœur de tant d’honnêtes gens quand ils étaient le soir ensemble pour se rendre compte de ce qu’ils avaient appris touchant leurs intérêts communs, la conversation était tout à fait agréable. Il arrivait même souvent que Racilia, Herminius, et Valerie en étaient, car Valerius souffrait que sa fille demeurât quelquefois deux ou trois jours avec Hermilie qui était devenue sa première amie depuis la solitude de Lucrèce. Pour Clélie, elle avait aussi sa part au repos des autres car Amilcar lui avait fait savoir l’espérance qu’il avait. Il lui donnait des nouvelles d’Aronce, il lui apprit même qu’il fallait que Clélius et Sulpicie ne fussent pas loin de Rome après ce que le Prince de Numidie lui avait dit, et Plotine, se servant de cette occasion pour laisser agir l’enjouement de son humeur, la divertissait malgré qu’elle en eût par cent choses agréables qu’elle lui disait. Il y avait même d’autres amants heureux, car le Prince de Pometie savait bien qu’il était tendrement aimé d’Hermilie, qui pensant alors que tous ceux qui s’assemblaient chez sa tante ne songeaient qu’à délivrer Clélie, jouissait en repos de la conquête qu’elle avait faite du cœur d’un des plus vertueux princes du monde. Titus de son côté était alors si bien avec Collatine, qu’il était bien aise que la trêve lui donnât occasion de voir sa maîtresse. Ainsi les plus malheureux de tous étaient Artemidore et Zenocrate qui avaient assurément tous deux des intérêts hors de Rome. Il est vrai que le dernier n’étant pas trop d’humeur d’envoyer son cœur et son esprit où il n’était pas, avait plus de tranquillité que l’autre. Aussi Amilcar l’ayant remarqué un soir que Brutus les avait tous menés dans la chambre d’Hermilie qui se trouvait un peu mal, et avec qui Valerie était alors, se mit à lui demander si le calme de son esprit venait de sa fortune ou de son tempérament, et à demander aussi à Artemidore si son chagrin était un effet de son malheur, ou de la mélancolie de son humeur,
— Quant à Zenocrate, répliqua Artemidore, je puis vous répondre pour lui qu’il fait sa tranquillité lui-même,
— Et je puis aussi répondre pour Artemidore, reprit Zenocrate, que la sensibilité de son cœur agit autant contre lui que sa mauvaise fortune,
— Si ceux qui nous écoutent savaient votre vie et la mienne, répondit Artemidore, on verrait bien que ma sensibilité est peut-être plus excusable que l’indifférence que vous avez quelquefois, car vous savez bien que l’absence qui est un si grand mal en amour, n’est pas un mal fort sensible pour vous, et qu’au contraire, elle vous guérit de beaucoup d’autres.
— En vérité, reprit Zenocrate en souriant fort agréablement, vous me faites un injuste reproche ! J’avoue bien, ajouta-t-il, que je cesse quelquefois de me souvenir des personnes que je ne vois pas, mais je vous proteste que dès qu’il m’en souvient je les aime comme auparavant.
— Vous dites cela si plaisamment, dit Hermilie, que vous avez bien la mine de ne vous souvenir point de ce que vous aimez quand vous ne le voyez plus parce que vous ne pouvez aimer que ce que vos yeux vous montrent,
— Encore, reprit Artemidore, n’est-il pas bien assuré qu’il aime toujours tout ce qu’il voit car il est assez sujet à certaines petites absences de cœur qui mettent quelquefois ses amies fort en peine, et il est certain que je l’ai vu plus d’une fois en doute s’il était amoureux, ou non. Ce n’est pas qu’il ne sache bien faire des déclarations d’amour car je me souviens de lui en avoir vu écrire quatre en un jour, qui étaient fort galantes ; il est vrai que ce jour-là ce n’était que pour divertir une troupe de dames infiniment aimables,
— Mais à vous entendre parler, dit Zenocrate en rougissant et en riant tout ensemble, on dirait que j’ai eu mille amours en ma vie ! Cependant si j’y voulais bien penser, à peine en trouverais-je trois ou quatre que je voulusse garantir avoir été de véritables amours, encore suis-je assuré que si vous les compariez aux vôtres, vous ne voudriez pas tomber d’accord que je pusse raisonnablement les nommer ainsi. Ce n’est pas, ajouta-t-il, que je ne croie que ces gens qui se vantent d’une passion violente n’aiment guère plus que les autres qui sont plus sincères, et pour moi, je pense que j’aime autant que l’on peut aimer, et que si cela me durait aussi longtemps qu’il dure à quelques-uns, je serais le plus amoureux de tous les hommes. Mais à vous dire la vérité, cela me passe quelquefois un peu plus tôt qu’à Artemidore qui croit qu’il en irait de son honneur si on le pouvait soupçonner d’avoir changé le premier. Pour moi, il y a même des heures où quand cela ne passe pas assez vite, il m’en ennuie et où je ferais volontiers des vœux pour être débarrassé, car quoiqu’on m’en veuille dire, une amour est une assez grande affaire,
— Ha, Zenocrate ! s’écria Amilcar, si l’amour est une affaire, c’est une agréable affaire,
— Il faut bien que vous soyez persuadé de ce que vous dites, reprit Herminius, puisque quand vous n’en avez point de cette nature, vous vous en faites vous-même,
— Eh ! de grâce, dit alors Zenocrate à Amilcar, apprenez-moi comment vous faites quand vous voulez vous faire une amour, car j’ai essayé plus de vingt fois en ma vie de m’en faire une sans en avoir pu venir à bout.
— Pour moi, répliqua Amilcar, je n’y trouve pas grande difficulté, quand je vois une jolie femme qui a quelque facilité dans l’humeur, et quelque enjouement dans l’esprit et que je me trouve en fantaisie de me faire une petite amour passagère que je puisse quitter lorsque je voudrai et qui me donne pourtant du plaisir tant qu’elle dure, je m’accoutume à parler à cette personne plus qu’à une autre. Je la regarde, je la loue, je pousse de temps en temps quelques soupirs artificiels qui ressemblent à de véritables soupirs, je dis quelquefois auprès d’elle de petites chansons que j’ai faites et qu’elle s’applique, il m’échappe quelques petits vers amoureux, quelques regards languissants et je lui dis enfin que je l’aime, ou du moins, je le lui fais entendre. Après cela, pour peu qu’elle prenne de plaisir à mes douceurs, elle m’en donne des siennes. L’espérance naît alors dans mon cœur, et un moment après j’y sens je ne sais quoi que j’appelle amour. Car afin que vous ne vous y trompiez pas, il n’est pas de ces petites amours comme des autres, où l’amour précède l’espérance, puisqu’en celle-ci, il faut que l’espérance précède l’amour et qu’il faut même être assuré du progrès de son affection, devant que de commencer d’en avoir. Il ne faut pourtant pas que la dame qu’on choisit soit si excessivement complaisante que sa douceur ait trop de facilité, mais il ne faut pas aussi choisir pour cela de ces femmes dont on ne peut conquérir le cœur que par les formes et il faut seulement en trouver quelqu’une qui ne soit ni trop austère, ni trop facile, qui n’ait point de galant particulier, et qui aime pourtant la galanterie. Il ne faut pas non plus qu’elle ait si furieusement de l’esprit, il est même bon qu’elle soit un peu dupe en amour, et il suffit enfin qu’elle soit belle, jeune, un peu enjouée et sans caprice car quand elle aura plus d’imagination que de jugement, elle en sera d’autant plus propre à faire une de ces demies-maîtresses qu’on peut quitter sans désespoir quand la fantaisie en prend et avec qui on passe pourtant d’assez douces heures,
— Vous exagérez cela si plaisamment, dit Valerie, que je crois que Zenocrate l’essayera à la première occasion.
— En vérité, reprit-il en riant, je pense que je l’essayerais tout à l’heure, s’il y avait quelque dame ici qui fut telle qu’Amilcar dit qu’il la faut, mais pour mon malheur je n’en connais point à Rome qui soit de cette humeur-là.
— Vous en connaissez du moins à Leonte, à Panorme, à Syracuse, à Agrigente, lui dit Artemidore.
— Je l’avoue, répliqua-t-il en riant, mais peut-être devant que je puisse retourner, la fantaisie que j’en ai sera passée, car il m’en a bien passé d’autres,
— Mais encore, dit Herminius, serait-il ce me semble à propos que nous sussions un peu mieux vos aventures que nous ne les savons. Je sais bien qu’Artemidore les a racontées à Aronce après lui avoir dit les siennes, mais il ne serait pas juste de lui donner la peine de les dire et il vaut beaucoup mieux vous les demander à vous-même.
— En mon particulier, dit Zenocrate, je n’aurais garde d’entreprendre de raconter mon histoire car dès que je parlerais de moi, Artemidore m’interromprait, et me soutiendrait que je ne me connaîtrais pas bien et puis, à vous dire la vérité, je ne crois pas que mes aventures doivent encore être sues de beaucoup de gens et il y a certaines choses en ma fortune qu’il est bon de ne publier point jusqu’à ce qu’il plaise à mon destin de changer l’état des choses. Mais pour Artemidore, il importe à son repos que tous ses amis sachent sa fortune, afin de lui guérir l’esprit de la plus injuste douleur qui ait jamais été dans le cœur d’un amant, car jusqu’à cette heure personne n’a jamais pu lui persuader qu’il a tort. Cependant comme son repos m’est fort cher, je m’offre à être son historien car encore que je ne sois pas accusé d’aimer trop ardemment ni trop opiniâtrement, je ne parle pourtant pas trop mal de l’amour, c’est pourquoi je voudrais qu’il me fût permis de vous raconter celle d’Artemidore, car si les personnes qui sont ici ne lui persuadent que l’excès de la douleur secrète qu’il porte dans l’âme est injuste, il n’en guérira jamais.
Tout le monde témoigna alors avoir beaucoup d’impatience d’obtenir le consentement d’Artemidore car Brutus n’était pas marri de savoir s’il pouvait se trouver un autre amant aussi malheureux que lui. Herminius par un sentiment de tendresse souhaitait de pouvait consoler Artemidore. Amilcar par une curiosité universelle désirait de savoir la vie de ce prince, et Valerie et Hermilie, par celle qui est assez naturelle aux personnes de leur sexe, avaient aussi beaucoup d’envie d’apprendre ce que Zenocrate voulait leur raconter. Joint que c’était sentiment assez naturel aux dames qui ont de la vertu et qui ont un attachement secret, d’être bien aises de savoir qu’il y a d’autres personnes vertueuses au monde qui ont de l’amour aussi bien qu’elles. Pour Aronce comme il savait tout ce qui était arrivé à Artemidore, il augmenta encore la curiosité de toute la compagnie, de sorte qu’Artemidore fut si pressé par toutes ces illustres personnes, qu’à la fin cédant à leur volonté, il consentit que Zenocrate racontât ses aventures, mais pour ne s’y trouver pas, il dit qu’Aronce les ayant entendues, il n’était pas juste qu’il les entendit une seconde fois et qu’il s’offrait à l’aller entretenir à sa chambre. Aronce lui dit d’abord qu’il serait fort aise de les entendre encore, mais connaissant à la fin qu’il ferait plaisir à Artemidore, il sortit et le mena avec lui. Après quoi, Zenocrate ayant pensé à ce qu’il avait à dire, commença de parler en ces termes, en adressant la parole à Hermilie seulement, parce qu’il était dans sa chambre :

Informations complémentaires

Poids 305 g
Dimensions 16 × 138 × 204 mm
Disponible

Oui

Genre

Récit historique, Roman

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