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L’art et la révolution- Richard Wagner

138 x 204 mm – 52 pages – Texte – Noir et blanc – Broché

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UGS : 9782355833779 Catégories : ,

Description

L’art et la révolution

Richard Wagner

Extrait

La décadence de la tragédie se produit en même temps que la dissolution de l’État athénien. Tandis que l’âme collective se dispersait en mille directions égoïstes, se résolvait aussi en les différents éléments d’art qui la constituaient la grande œuvre d’art commune de la tragédie ; sur les ruines de la tragédie pleura avec un rire fou le poète comique Aristophane, et toute création d’art cessa finalement pour faire place aux graves méditations de la philosophie, qui réfléchit aux causes de l’instabilité de la beauté et de la force humaines.
C’est à la philosophie, non à l’Art, qu’appartiennent les deux mille ans qui se sont écoulés depuis la mort de la tragédie grecque jusqu’à nos jours. De temps à autre il est vrai l’Art jeta des éclairs à travers la nuit de la pensée inassouvie, de la folie du doute qui possédait l’humanité ; mais ce n’étaient là que des cris de douleur et de joie de l’individu qui échappait au chaos général et, comme un étranger venant de lointaines contrées, égaré par bonheur, arrivait à la murmurante source solitaire de Castalie, et y trempait ses lèvres assoiffées sans pouvoir offrir au monde la boisson rafraîchissante ; ou bien l’Art servait l’une de ces idées, l’une de ces imaginations qui, tantôt plus mollement, tantôt plus durement, opprimaient l’humanité souffrante et enchaînaient la liberté de l’individu comme celle de la communauté ; jamais il n’était l’expression libre d’une communauté libre : car le véritable art est la liberté la plus haute et il ne peut proclamer que la liberté la plus haute, il ne peut laisser naître aucune autorité, aucun pouvoir, en un mot aucune force anti-artistique.
Les Romains, dont l’art national avait précocement cédé à l’influence des arts grecs complètement développés, se firent servir par des architectes, des sculpteurs, des peintres grecs, leurs beaux esprits s’exercèrent à la rhétorique et à la versification grecques ; mais ils n’ouvrirent pas le grand théâtre populaire aux dieux et aux héros du mythe, aux libres danseurs et chanteurs du chœur sacré ; des bêtes féroces, des lions, des panthères et des éléphants devaient se déchirer dans l’amphithéâtre pour flatter les yeux romains ; des gladiateurs, esclaves dressés aux exercices de force et d’adresse, devaient réjouir de leurs râles les oreilles romaines.
Ces brutaux vainqueurs du monde ne se plaisaient qu’aux plus positives réalités, leur imagination ne pouvait s’assouvir que de la manière la plus matérielle. Les philosophes, qui fuyaient craintivement la vie publique, ils les laissaient se livrer en paix à l’abstraction ; publiquement même ils aimaient à s’abandonner à la plus concrète soif de meurtre, à voir paraître devant eux la souffrance humaine dans son absolue réalité physique.
Ces lutteurs et ces gladiateurs étaient les fils de toutes les nations d’Europe, et les rois, les nobles et le peuple de ces nations étaient tous également esclaves de l’empereur romain, qui leur prouvait ainsi pratiquement que tous les hommes étaient égaux : mais cet empereur à son tour voyait ses obéissants prétoriens lui montrer fort souvent d’une manière nette et tangible que lui-même n’était rien qu’un esclave.
Cet esclavage qui se manifestait réciproquement et en tous sens si clairement, si indéniablement, réclamait, comme toute chose générale au monde, une expression spécifique. L’abaissement et l’infamie communes, la conscience de la perte complète de toute dignité humaine, le dégoût — finalement inévitable — des plaisirs matériels, les seuls qui leur fussent restés, le profond dédain d’une activité propre qui avait perdu depuis longtemps avec la liberté toute âme et toute impulsion artistique, cette lamentable existence sans vie réelle, active, ne pouvait trouver qu’une expression, expression qui — générale sans doute comme cet état même — devait être précisément l’antipode de l’Art. L’Art est la joie d’être soi-même, de vivre, d’appartenir à une communauté ; l’état général à la fin de la domination romaine était au contraire le mépris de soi-même, le dégoût de l’existence, l’horreur de la vie commune. La faculté de traduire cet état appartenait donc non à l’Art, mais bien au christianisme.
Le christianisme justifie une existence sans honneur, inutile, lamentable de l’homme sur terre, par le merveilleux amour de Dieu, qui n’a nullement créé l’homme — ainsi que le croyaient erronément les beaux Grecs — pour vivre sur la terre avec une joyeuse conscience de soi, mais l’a enfermé ici-bas dans un répugnant cachot pour lui préparer, en récompense de s’être imbibé là du mépris de lui-même, après la mort une éternité de la plus commode et de la plus inactive des splendeurs. L’homme pouvait donc, et même devait rester dans le plus profond état d’abaissement inhumain, il ne devait exercer aucune activité vitale, car cette vie maudite était l’empire du diable, c’est-à-dire des sens, et par toute activité dans cette vie il aurait travaillé au profit du diable : c’est pourquoi le malheureux qui s’emparait de la vie avec une force joyeuse devait souffrir après la mort l’éternelle torture de l’enfer. L’on n’exigeait de l’homme que la Foi, c’est-à-dire l’aveu de son dénuement et le renoncement à tout effort personnel pour s’arracher à ce dénuement, dont seule la Grâce imméritée de Dieu devait le délivrer.
L’historien ne sait point avec certitude si telle a été également la pensée de ce pauvre fils de charpentier galiléen, qui à la vue de la misère de ses semblables s’écriait qu’il était venu sur la terre pour apporter non la paix mais le glaive, tonnait avec une indignation pleine d’amour contre ces pharisiens hypocrites qui flattaient lâchement la puissance romaine, et d’autant plus cruellement comprimaient et enchaînaient le peuple, prêchait enfin l’universel amour de l’homme, amour dont il n’aurait point certes pu croire capables ceux qui devaient se mépriser eux-mêmes. Le penseur distingue plus nettement l’énorme zèle avec lequel Paul, le pharisien merveilleusement converti, suivait d’une manière évidemment heureuse pour convertir les païens le précepte : « Soyez prudents comme les serpents » etc. ; il peut également éprouver le terrain historique, caractérisé par le plus profond et le plus général abaissement du genre humain civilisé, d’où la plante du dogme chrétien finalement achevé surgit fécondée. Mais ce que l’artiste probe reconnaît du premier coup d’œil, c’est que le christianisme n’était pas de l’art et ne pouvait en aucune manière donner naissance au véritable art vivant.
Le Grec libre qui se plaçait au sommet de la nature pouvait, de la joie de l’homme intérieur, créer l’Art : le chrétien, qui rejetait également la nature et lui-même, ne pouvait sacrifier à son dieu que sur l’autel du renoncement, il ne pouvait lui porter en don ce qu’il faisait, ce qu’il produisait, mais il croyait se le devoir rendre favorable en s’abstenant de toute création personnelle hardie. L’Art est la plus haute activité de l’homme physiquement bien développé, en harmonie avec lui-même et avec la nature ; l’homme doit éprouver vis-à-vis du monde physique la plus haute joie, s’il veut en tirer l’instrument d’art ; car ce n’est que du monde physique seul qu’il peut prendre la volonté de faire œuvre d’art. Le chrétien, s’il avait voulu réellement créer l’œuvre d’art correspondante à sa croyance, aurait au contraire dû dans l’essence de l’esprit abstrait, la grâce de Dieu, prendre la volonté et trouver l’instrument, — mais quel aurait pu être son but ? Ce ne pouvait être la beauté physique qui selon lui émanait du diable ! Et comment l’esprit aurait-il pu d’ailleurs produire quelque chose de perceptible aux sens ?
Toute subtilité de raisonnement est ici stérile ; les événements historiques montrent le plus clairement possible le résultat des deux mouvements opposés. Tandis que les Grecs pour leur édification se réunissaient dans l’amphithéâtre pendant quelques heures remplies d’impressions profondes, les Chrétiens s’enfermaient leur vie durant dans un cloître : là-bas c’était l’assemblée du peuple, ici l’Inquisition qui jugeait ; le développement de l’État conduisit là à une démocratie sincère, ici à un absolutisme hypocrite.
L’hypocrisie est le trait le plus saillant, la physionomie propre de tous les siècles chrétiens jusqu’à nos jours, et ce vice s’accusa toujours plus vif et plus éhonté à mesure que l’humanité tirait de son intarissable source intérieure, malgré le christianisme, une fraîcheur nouvelle et devenait mûre pour la solution de son véritable problème. La nature est si forte, elle enfante toujours à nouveau si inépuisablement qu’aucune puissance imaginable ne serait capable d’amoindrir sa force de production. Dans les veines malades du monde romain se répandit le sang sain des jeunes nations germaines ; malgré l’adoption du christianisme, un fort instinct d’activité, le goût des entreprises hardies, une indomptée confiance en soi-même restèrent l’élément des nouveaux maîtres du monde. De même que dans toute l’histoire du moyen âge, nous rencontrons toujours la lutte du pouvoir temporel contre le despotisme de l’Église romaine comme le trait le plus saillant, l’expression artistique de ce nouveau monde ne pouvait se faire jour, là où elle cherchait à se manifester, qu’en opposition, en lutte, avec l’esprit du christianisme : en tant qu’expression d’une unité parfaitement harmonique du monde — tel était l’art du monde grec — l’art du monde chrétien ne pouvait se manifester, car au plus profond de lui-même existait entre la conscience et l’instinct vital, entre l’imagination et la réalité, une irréparable et irréconciliable scission. La poésie chevaleresque du moyen âge qui, comme l’institution de la chevalerie elle-même, devait opérer la réconciliation, ne put que mettre en évidence dans ses productions les plus marquantes le mensonge de cette réconciliation : plus haut et plus hardiment elle s’élevait, plus visible devenait l’abîme qui s’ouvrait entre la vie réelle et l’existence imaginaire, entre la conduite grossière, violente de ces chevaliers dans la vie matérielle, et l’aspect idéalisé, ultra-tendre sous lequel on les représentait. La vie réelle, sortie de mœurs populaires nobles et nullement dénuées de charme, devint sale et vicieuse, précisément parce qu’elle ne pouvait nourrir de son essence même, de la joie d’être et de se manifester au dehors, l’instinct artistique, mais devait s’en rapporter pour toute activité psychique au christianisme, qui de prime abord rejetait, en la représentant comme damnable, toute joie de vivre. La poésie chevaleresque fut l’hypocrisie honnête du fanatisme, le délire de l’héroïsme : elle substitua la convention à la nature.
Du jour où le feu religieux de l’Église fut éteint, où l’Église ouvertement ne se manifesta plus que comme despotisme temporel directement sensible, en relation avec l’absolutisme temporel du souverain, absolutisme sanctifié par elle et non moins directement sensible, devait se développer ce que l’on appelle la renaissance des arts. Les choses dont on s’était si longtemps tourmenté le cerveau, on voulait les voir enfin réellement devant soi, comme on voyait l’Église elle-même rayonnante de splendeurs mondaines ; et l’on ne pouvait y arriver autrement qu’en ouvrant les yeux et en rendant ainsi leurs droits aux sens. Or se représenter les choses de la religion, les créations extatiques de la fantaisie sous une forme sensible de beauté et prendre un plaisir artistique à cette beauté, c’était la négation complète du christianisme même ; et le fait de devoir chercher pour ces créations d’art un guide dans l’art païen des Grecs fut l’outrage le plus humiliant que dut subir le christianisme. Néanmoins l’Église s’appropria cet instinct artistique réveillé et en conséquence, ne dédaigna pas de s’orner des plumes étrangères du paganisme et de se poser ainsi publiquement en menteuse et hypocrite.
Mais le pouvoir temporel eut aussi part à la renaissance des arts. Après de longues luttes, ayant affermi les bases de leur pouvoir, les princes, en possession de richesses sûres, sentirent s’éveiller en eux le désir de jouir de ces richesses avec plus de raffinement. Pour ce faire, ils prirent à leur solde les arts empruntés aux Grecs : l’art libre était au service du grand seigneur, et tout bien considéré l’on ne saurait dire lequel était le plus hypocrite : Louis XIV, qui à son théâtre royal se faisait réciter d’habiles tirades contre les tyrans grecs, ou Corneille et Racine, qui, aux applaudissements de leur maître, mettaient dans la bouche de leurs héros de théâtre l’ardeur de liberté et la vertu politique de la Grèce et de la Rome anciennes.
Est-ce qu’un art réel et sincère pouvait donc exister, là où il ne s’élevait pas de la vie comme l’expression d’une communauté libre, consciente d’elle-même, mais était au service de puissances opposées au libre développement de la communauté, et par conséquent devait être transplanté arbitrairement de contrées étrangères ? Certes non. Et cependant nous allons voir que l’Art, au lieu de se délivrer de maîtres quasi convenables comme l’étaient l’Église spirituelle et les princes instruits, se vendit corps et âme à une maîtresse bien pire : l’Industrie. 
Le Zeus grec, le père de la Vie, envoyait de l’Olympe en message aux dieux quand ils erraient de par le monde, le dieu jeune et beau Hermès ; il était la pensée active de Zeus : porté par ses ailes il descendait des hauteurs pour annoncer l’omniprésence du dieu suprême ; il assistait aussi à la mort de l’homme, il accompagnait les ombres des trépassés dans le calme royaume de la nuit car partout où la grande nécessité de l’ordre naturel s’annonçait clairement, Hermès agissait et se manifestait comme la volonté accomplie de Zeus.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Richard_Wagner

Du même auteur aux Éditions l’Escalier

Tristan et Iseult – Richard Wagner

Informations complémentaires

Poids 80 g
Dimensions 5 × 138 × 204 mm
Disponible

Oui

Genre

Théâtre

Version papier ou numérique ?

Version numérique (Epub ou PDF), Version papier

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