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Trois pièces de jeunesse : L’Étau – Limettes de Sicile – Le Devoir du Médecin

Luigi Pirandello

138 x 204 mm – 82 pages – Texte – Noir et blanc – Broché

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UGS : ND Catégories : ,

Description

Luigi Pirandello, l’un des écrivains les plus influents du XXe siècle, a laissé une empreinte indélébile dans le paysage littéraire avec son exploration magistrale de la condition humaine. Né le 28 juin 1867 à Agrigente, en Sicile, Pirandello a marqué son époque par sa prose novatrice, son théâtre révolutionnaire et son regard perçant sur la complexité de la réalité.

L’auteur italien a débuté sa carrière en tant que romancier et nouvelliste, mais c’est dans le domaine du théâtre qu’il a acquis une renommée internationale. Pirandello a rompu avec les conventions théâtrales traditionnelles. Son chef-d’œuvre, « Six Personnages en quête d’auteur » (1921), demeure un jalon majeur dans l’histoire du théâtre, explorant les thèmes de la réalité, de la perception et de la nature illusoire de l’existence.

Son approche novatrice se manifeste très tôt dans son théâtre. Pirandello plonge dans les méandres de la psyché humaine, mettant en lumière les conflits intérieurs et les réalités changeantes qui définissent l’expérience humaine.

En 1934, Luigi Pirandello a été récompensé du prix Nobel de littérature, consacrant ainsi son impact durable sur la scène littéraire mondiale. Son génie créatif a évolué au gré des changements sociaux et politiques tumultueux de son époque, offrant des œuvres qui transcendent leur contexte d’origine pour atteindre une universalité intemporelle.

Luigi Pirandello, décédé le 10 décembre 1936, continue d’être célébré pour sa capacité à sonder les profondeurs de l’âme humaine et à remettre en question les certitudes qui la façonnent. Son héritage littéraire demeure une source d’inspiration pour les écrivains contemporains, tandis que ses pièces de théâtre continuent d’être jouées et étudiées à travers le monde, témoignant de la pertinence durable de son œuvre.

 

 

 

L’étau (extrait)

En province, de nos jours.

Une pièce dans la maison des Fabbri. Porte d’entrée au fond. Porte latérale à gauche. Deux fenêtres latérales à droite.

Peu après le lever du rideau, Giulia, qui se tient près de la fenêtre située au fond, tournant le dos au public et regardant au-dehors, a un mouvement de surprise et se recule ; elle pose sur un petit guéridon l’ouvrage de crochet qu’elle tient dans sa main et va fermer la porte de gauche, rapidement mais avec précaution, puis va attendre près la porte d’entrée.

Antonio Serra entre.

Giulia, se jetant à son cou, doucement, contente.

Déjà là ?

Antonio, se dérobant, troublé

Non, je t’en prie !

Giulia

Tu n’es pas seul ? Où as-tu laissé Andrea ?

Antonio, soucieux

Je suis rentré plus tôt, cette nuit.

Giulia

Pourquoi ?

Antonio, irrité par la question

J’ai trouvé une excuse. Vraie au demeurant. Je devais me trouver ici au matin, pour affaires.

Giulia

Tu ne m’en as rien dit. Tu aurais pu me prévenir.

Antonio la regarde et ne répond pas.

Giulia

Que s’est-il passé ?

Antonio, à voix basse mais vibrante, presque avec colère

Ce qui s’est passé ? Je crains qu’Andrea n’ait des soupçons.

Giulia, immobile, d’un étonnement mêlé d’effroi

Andrea ? Comment le sais-tu ? T’es-tu trahi ?

Antonio

Non, tous les deux ensemble si c’est le cas !

Giulia, même jeu

Ici ?

Antonio

Oui. Pendant qu’il descendait… Andrea descendait devant moi, tu te souviens ? Avec la valise. Toi, tu nous éclairais de la porte. Et moi en passant… Dieu, comme on peut être bête des fois !

Giulia, même jeu

Il nous a vus ?

Antonio

Il m’a semblé qu’il s’est retourné en descendant.

Giulia

Dieu, Dieu… et tu es venu me le dire… Comme cela ?

Antonio

Tu ne t’es rendu compte de rien ?

Giulia

Moi non, de rien ! Mais où est Andrea ? Où est-il ?

Antonio

Dis-moi : étais-je déjà en train de descendre lorsqu’il t’a
appelée ?

Giulia

Quand il m’a dit au revoir ! C’est donc au tournant du palier d’en-dessous ?

Antonio

Non, avant, avant.

Giulia

Mais s’il nous avait vus…

Antonio

Entrevus, si tel est le cas. Un seul instant !

Giulia

Et il t’a laissé revenir plus tôt ? Est-ce possible ? Tu es bien certain qu’il n’est pas parti ?

Antonio

Tout à fait certain. Il n’y a pas d’autre voiture en provenance de la ville avant onze heures. (Il regarde sa montre) Il va arriver. En même temps avec cette incertitude… nous voilà suspendus au-dessus du vide… tu comprends ?

Giulia

Tais-toi, tais-toi, je t’en prie ! Calme-toi. Dis-moi tout. Qu’a-t-il fait ? Je veux tout savoir.

Antonio

Que veux-tu que je te dise ? Dans une telle situation, les mots les plus étrangers semblent être des allusions ; chaque regard, un signe ; chaque inflexion de voix un…

Giulia

Du calme… Du calme…

Antonio

Oui, du calme, du calme, facile à dire ! (brève pause il se reprend un peu)

Maintenant, tu te souviens ? Avant de partir, nous discutions lui et moi sur cette maudite affaire à régler en ville. Lui il s’enflammait…

Giulia

Oui, et alors ?

Antonio

À peine étions-nous dans la rue qu’Andrea ne parla plus et avançait tête baissée ; je l’ai regardé, il était troublé, il avait les sourcils froncés… J’ai pensé « Il s’en est rendu compte ! ». Je tremblais. Mais subitement et d’un air simple et naturel il me dit : « C’est triste non ? Voyager le soir… laisser sa maison le soir… ».

Giulia

De cette façon ?

Antonio

Oui. Il trouvait cela triste aussi pour ceux qui restent. Et puis une phrase… (j’en ai eu des sueurs froides !) « Se quitter à la lumière d’une chandelle, dans un escalier… ».

Giulia

Ah cela… sur quel ton l’a-t-il dit ?

Antonio

Avec la même voix, naturellement, je ne sais pas… Il le faisait exprès ! Il m’a parlé des enfants qu’il avait laissés dans leur lit, endormis ; mais pas avec cette affection simple qui rassure — et de toi aussi.

Giulia

De moi ?

Antonio

Oui, mais en me regardant.

Giulia

Qu’a-t-il dit ?

Antonio

Que tu aimes tant tes enfants.

Giulia

Rien d’autre ?

Antonio

Dans le train, il a repris la discussion sur le procès à négocier. Il m’a demandé si je connaissais l’avocat Gorri. Ah oui, il voulait savoir entre autres choses s’il était marié (il riait). Et ça, par exemple, ça n’avait aucun rapport… Ou alors c’est moi qui…

Giulia, vivement

Chut ! (Anna apparaît à la porte du fond)

Anna

Pardon madame, mais ne dois-je pas aller chercher les
enfants ?

Giulia

Si… Mais attends encore…

Anna

Monsieur ne rentre-t-il pas aujourd’hui ? Les voitures sont déjà parties pour la gare.

Antonio, regardant sa montre

Il est presque onze heures.

Giulia

Ah oui ? Déjà ? (à Anna) Attends encore un peu… Je te le
dirai.

Anna, s’éloignant

Oui madame. En attendant, je vais terminer de mettre la table. (elle sort)

Antonio

Il va arriver d’un moment à l’autre.

Giulia

Et tu ne peux rien me dire d’autre… tu n’as pu t’assurer de rien…

Antonio

Si ! Qu’il est capable de feindre, s’il suspecte vraiment quelque chose.

Giulia

Lui ? Lui qui est si violent ?

Antonio

Et pourtant ! Ma méfiance a-t-elle pu me rendre insensé à ce point ? Est-ce possible ? Plusieurs fois, vois-tu, à travers ses paroles, j’ai eu l’impression de déceler quelque chose. Le moment d’après je me disais pour me rassurer : « C’est la peur ! ». Je l’ai observé, je l’ai épié chaque instant : sa façon de me regarder, sa façon de me parler… Tu sais que d’habitude il parle peu… Et pourtant pendant ces trois jours, si tu l’avais entendu ! Cependant il se taisait souvent pendant un long moment dans un silence inquiet, mais il en ressortait à chaque fois en reprenant la discussion sur son affaire… Alors je me demandais « C’est pour cela qu’il était perdu dans ses pensées ? Ou pour quelque chose de tout à fait différent ? Peut-être qu’il parle maintenant pour dissimuler ses soupçons… » Une fois j’ai eu l’impression qu’il ne voulait pas me serrer la main… Il faisait comme s’il ne voyait pas que je la lui tendais ! Il a feint d’être distrait ; il était vraiment étrange le lendemain de notre départ. Après avoir fait deux pas il m’a rappelé. J’ai aussitôt pensé : « Il regrette ! ». Et en effet il m’a dit : « Oh ! je suis désolé… J’ai oublié de te dire bonjour… Mais c’est tout comme ! » Une autre fois il m’a parlé de toi, de la maison, mais apparemment sans aucune intention précise ; juste comme ça… Il m’a semblé malgré tout qu’il évitait de me regarder en face. Souvent il répétait trois ou quatre fois la même phrase, sans queue ni tête… comme s’il pensait à autre chose… Et pendant qu’il parlait de choses diverses, brusquement il trouvait le moyen de me reparler de toi ou des enfants et il me posait des questions — exprès ? — qui sait ! — il pensait me surprendre ? — il riait ; mais avec une joie mauvaise dans le regard…

Giulia

Et toi ?

Antonio

Oh, je suis toujours resté sur mes gardes.

Giulia

Il a dû se rendre compte de ta méfiance !

Antonio

Puisqu’il avait déjà des soupçons !

Giulia

Il en aura eu la confirmation. Et puis, rien d’autre ?

Antonio

Si… La première nuit, à l’hôtel (il a voulu prendre une seule chambre à deux lits), nous étions couchés depuis un bon moment, il s’est aperçu que je ne dormais pas, enfin… il ne s’en est pas aperçu : nous étions dans le noir ! Je le suppose. Et il surveillait ; imagine-toi, moi qui ne bougeais pas, là dans la nuit… avec lui, dans la même chambre, et avec le soupçon qu’il savait tout… imagine-toi ! Je gardais les yeux grands ouverts dans le noir, j’attendais… va savoir ! De me défendre peut-être… D’un coup, dans le silence, j’entends prononcer ces mots : « Tu ne dors pas. »

Giulia

Et toi ?

Antonio

Rien. Je n’ai pas répondu. J’ai fait semblant de dormir. Peu après il a répété : « Tu ne dors pas. » Alors je l’ai appelé et lui ai demandé : « Tu as parlé ? ». Et lui : « Oui, je voulais savoir si tu dormais. » Mais il ne posait aucune question en disant « Tu ne dors pas », il prononçait la phrase avec la certitude que je ne dormais pas, que je ne pouvais pas dormir, tu comprends ? Enfin du moins c’est ainsi que ça m’est apparu.

Giulia

Rien d’autre ?

Antonio

Rien d’autre. Je n’ai pas fermé l’œil pendant deux nuits.

Giulia

Et à part ça, avec toi, toujours le même ?

Antonio

Oui. Le même.

Giulia

Toutes ces feintes… lui ! S’il nous avait vus…

Antonio

Et pourtant il s’est retourné en descendant…

Giulia

Mais il n’a pas pu se rendre compte de quoi que ce soit ! C’est possible ?

Antonio

Dans le doute…

Giulia

Même dans le doute, tu ne le connais pas ! Lui, se maîtriser au point de ne rien laisser paraître ? Que sais-tu, toi ? Rien ! Même en admettant qu’il nous ait vus, pendant que tu passais et que tu te penchais vers moi… S’il était né en lui le moindre soupçon… que tu m’aies embrassée… mais il serait remonté… oh oui !… Imagine, de quoi aurions-nous eu l’air ! Non, écoute, non : ce n’est pas possible ! Tu as eu peur, rien d’autre ! Andrea n’a aucune raison de nous soupçonner. Tu m’as toujours traité familièrement devant lui.

Antonio

Oui mais le soupçon peut naître d’un moment à l’autre. Alors, tu comprends ? Mille autres faits à peine remarqués, qui n’avaient pas été pris en compte, se colorent soudain, chaque signe indéterminé devient une preuve, et le doute, certitude : voilà ma crainte.

Giulia

Il faut que nous soyons vigilants…

Antonio

Maintenant ? Je te l’ai toujours dit !

Giulia

Tu me fais des reproches à présent ?

Antonio

Je ne te fais aucun reproche. Ne te l’ai-je pas dit mille fois ? De faire attention… et toi…

Giulia

Oui… oui…

Antonio

Je ne sais pas quel intérêt il y a à se laisser ainsi découvrir… pour rien… pour une imprudence de rien du tout… comme il y a trois jours… C’est toi qui…

Giulia

Oui toujours moi…

Antonio

Si ce n’était pas pour toi…

Giulia

Oui… la peur.

Antonio

Mais tu crois qu’on a de quoi se réjouir, toi et moi ? Toi en particulier ! (Pause il arpente dans la pièce il s’arrête) La peur ! Tu crois que je ne pense pas à toi ? La peur… Si c’est ce que tu penses… (Pause il recommence à déambuler)

Nous étions trop confiants, et voilà ! Et maintenant toutes nos imprudences, toutes nos folies me sautent aux yeux, et je me demande comment il a fait pour ne pas nous soupçonner jusqu’à présent ! Et comment donc ? Nous aimer ici… sous ses yeux si l’on peut dire… tirant profit de tout, de la moindre occasion… lorsqu’il s’éloignait un peu ; mais aussi lorsqu’il était présent, ici, avec les gestes, avec les yeux… Fous !

Giulia, après une longue pause

Tu me blâmes à présent ? C’est naturel. J’ai trompé un homme qui me faisait confiance plus qu’à lui-même. Oui en effet, c’est ma faute, principalement ma faute…

Antonio

(Il la regarde en s’arrêtant, puis il dit brusquement après s’être remis en marche) Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire.

Giulia

Mais si, mais si, je le sais moi ! Et regarde, tu peux même ajouter qu’avec lui je me suis enfuie de mon foyer, et que c’est presque moi qui l’ai poussé à fuir, moi, parce que je l’aimais, et puis je l’ai trahi avec toi ! Il est juste que maintenant tu me condamnes, tout à fait juste !

(Allant à lui avec fièvre) Mais écoute, moi je m’étais enfuie avec lui parce que je l’aimais, pas pour trouver toute cette tranquillité-là… toute cette aisance dans une nouvelle maison. J’avais déjà la mienne ; je ne serais pas partie avec lui… Mais lui, bien sûr, il devait s’excuser auprès des autres de la légèreté qu’il avait commise, lui, un homme sérieux, posé… Eh oui ! La folie était faite, il fallait y remédier sur le champ ! La réparer, et tout de suite ! Comment ? En se donnant entièrement au travail, en me faisant un ménage riche, plein d’oisiveté… Pour cela, il a travaillé comme un Romain ; il n’a pensé qu’à travailler, encore et toujours, en ne me demandant rien d’autre que de le féliciter pour son activité intense, pour son honnêteté… et ma gratitude aussi ! Car j’aurais pu tomber plus mal. C’était un honnête homme, lui, il m’aurait rendue riche, lui, comme avant, plus qu’avant… À moi tout cela, à moi qui chaque soir l’attendais impatiemment, heureuse de son retour. Il rentrait à la maison fatigué, éreinté, satisfait de sa journée de travail, et pensait déjà aux peines du lendemain… Et bien, à la fin, j’ai été fatiguée moi aussi de devoir presque pousser cet homme à m’aimer de force, à répondre de force à mon amour… L’estime, la confiance, l’amitié du mari paraissent des insultes faites à la nature à certains moments… Et toi tu en as profité, toi qui maintenant me reproches l’amour et la trahison, maintenant que le danger est arrivé, et tu as peur, je le vois, tu as peur ! Mais qu’as-tu à perdre toi ? Rien ! Alors que moi… (Elle se cache le visage dans les mains)

Antonio, après une courte pause

Tu me conseilles de me calmer… Mais si j’ai peur, c’est pour toi… pour tes enfants.

Giulia, fière, vivement dans un cri

Non, ne parle pas d’eux ! (fondant en larmes) Pauvres innocents !

Antonio

Si maintenant tu pleures je m’en vais…

Giulia

C’est ça ! Maintenant tu n’as plus rien à faire ici.

Antonio, vivement, avec gravité

Tu es injuste ! Je t’ai aimée, comme toi tu m’as aimé, tu le sais bien ! Je t’ai conseillé la prudence… Ai-je mal fait ? C’était plus pour toi que pour moi. Oui parce que moi, dans cette affaire, je n’ai rien à perdre, tu l’as dit toi-même. (Brève pause, puis en insistant sur les mots) Je ne t’ai jamais blâmée, ni reproché quoi que ce soit : je n’en ai pas le droit…

(Il se passe une main sur les yeux, puis, changeant de ton et d’attitude) Allons, allons… remets-toi. Andrea ne saura rien… tu le crois… et il en sera ainsi… Même à moi à présent il me paraît difficile qu’il ait pu se maîtriser autant. Il ne se sera rendu compte de rien… Et comme ça… Allons, allons… rien n’est fini… Nous serons…

Giulia

Non, non, ce n’est plus possible ! Comment voudrais-tu que désormais… Non, il vaut mieux, il vaut mieux en finir…

Antonio

Comme tu voudras.

Giulia

Voilà ton amour.

Antonio

Tu veux me rendre fou ?

Giulia

Non, vraiment il vaut mieux en finir, et immédiatement ; quoi qu’il doive se passer. Tout est fini entre nous. Tu entends, et peut-être serait-il encore mieux qu’il sache tout.

Antonio

Es-tu folle ?

Giulia

Beaucoup mieux même ! Que sera ma vie ? Tu y penses ? Je n’ai plus le droit d’aimer personne, moi ! Pas même mes enfants ! Si je me penche pour leur donner un baiser, j’ai l’impression que l’ombre de ma faute tache leur front immaculé ! Non… non… Est-ce qu’il se débarrasserait de moi ? C’est moi qui le ferais si lui ne le fait pas.

Antonio

Voilà que tu perds la raison !

Giulia

Sérieusement ! Je l’ai toujours dit. Trop… c’est trop… Il ne me reste plus rien désormais ! (Elle prend sur elle) Ah, pars, pars maintenant : qu’il ne te trouve pas ici.

Antonio

Je dois partir ? Te laisser ? J’étais venu exprès… Ne vaut-il pas mieux que je… ?

Giulia

Non tu ne dois pas te trouver là. Mais reviens, quand il arrivera. C’est nécessaire. Reviens vite, et avec calme et indifférence, pas comme ça… Parle-moi, devant lui, adresse-toi souvent à moi. Je te seconderai.

Antonio

Oui, oui.

Giulia

Vite. Et si jamais…

Antonio

Si jamais ?

Giulia

Rien ! De toute façon…

Antonio

Quoi ?

Giulia

Rien, rien… Je te dis adieu.

Antonio

Giulia !

Giulia

Va-t’en !

Antonio

À tout à l’heure !

(Antonio sort par la porte d’entrée — Giulia reste au milieu de la pièce, le regard perdu dans une pensée sinistre ; elle relève la tête avec un soupir de fatigue désolée, et se presse fortement les mains sur le visage sans parvenir à chasser la pensée qui la domine ; elle arpente la chambre, inquiète, et s’arrête devant une psyché se trouvant dans le fond, près de l’entrée principale ; elle est distraite un instant par le reflet de sa figure dans le miroir puis s’éloigne ; elle vient alors s’asseoir près du petit guéridon — à droite, au premier plan — et se cache la tête dans les bras — elle reste ainsi un moment, puis relève la tête et réfléchit)

Giulia

N’aurait-il pas remonté l’escalier ? Avec une excuse… Il m’aurait trouvée là… derrière la fenêtre… à regarder… (Pause) S’il n’y avait pas eu la peur… Il a tellement peur !

(Elle secoue la tête, son visage prenant un air de mépris et de dégoût, — autre pause — elle se lève, arpente encore dans la pièce, retourne près du petit guéridon ; elle semble indécise. Finalement elle tire très fort la sonnette à deux reprises. Anna, entre par l’entrée principale.)

Anna

Vous avez sonné ?

Giulia, encore pensive

Oui, il faut que tout soit prêt, je t’en prie, Anna.

Anna

Tout est prêt, madame.

Giulia, même jeu, après une pause

La table ?

Anna

Elle est mise.

Giulia

La chambre de monsieur ?

Anna

En ordre… tout…

Giulia

Écoute. Va chercher les enfants.

Anna

Tout de suite ! (Elle commence à partir)

Giulia

Anna !

Anna

Quoi d’autre ?

Giulia, indécise après avoir réfléchi un instant

Laisse-les encore un moment. Tu iras quand monsieur sera arrivé.

Anna

Il vaut mieux. Il va arriver d’une minute à l’autre. Si vous le voulez, je peux même descendre et attendre les voitures revenant de la gare, pour porter la valise…?

Giulia

Non… attends, attends…

Anna

Les enfants sont tellement contents que leur père rentre aujourd’hui. Il a promis de leur rapporter des cadeaux : à Carluccio un petit cheval grand comme ça… Mais Ninetto le veut pour lui. Ils se disputaient ce matin, en allant chez leur grand-mère. « Papa m’aime plus que toi ! » a dit Carluccio : « Peut-être, mais moi c’est maman qui me préfère ! » a répondu Ninetto.

Giulia

Mon petit chéri!

Anna

Il sait à peine parler !

Giulia

Va les chercher !

Anna, écoute

Attendez… les voitures… (Elle regarde par la fenêtre) Les voitures arrivent… Dois-je descendre au portail ?

Giulia

Oui… oui… vas-y…

(Anna sort. Giulia, arpente la pièce en proie à une grande inquiétude, elle s’arrête, tend l’oreille, se rend près du petit guéridon, prend son ouvrage de crochet presque machinalement entre ses mains.)

Je le saurai tout de suite.

(Elle tend de nouveau l’oreille, puis se remet à l’ouvrage fébrilement, mais presque sans s’en rendre compte, elle s’arrête d’un coup et écoute.)

Anna, de l’extérieur

Voilà monsieur ! (Elle entre avec une valise qu’elle dépose sur une chaise près de l’entrée principale)

Monsieur !

(Giulia, se lève son ouvrage à la main, affichant de l’indifférence, et se rend près de l’entrée. Andrea entre.)

Giulia, en lui tendant les mains

Je t’attendais. (À Anna) Va chercher les enfants.

Anna, avec hésitation

Monsieur a dit…

Andrea

Ils sont chez ma mère ? Laisse-les. Je veux d’abord défaire ma valise. Comme ça ils trouveront leurs petits cadeaux.

Giulia

Comme tu voudras.

(Anna sort)

Andrea

Je suis tellement fatigué… J’ai mal à la tête.

Giulia

Tu as encore laissé les fenêtres ouvertes dans la voiture ?

Andrea

Non, tout était fermé. Mais… le bruit… je n’ai pas pu fermer l’œil.

Giulia

Vous étiez nombreux ?

Andrea

Oui très nombreux.

Giulia

Et mon coussinet de plumes ?

Andrea

Oh regarde ! Il n’y est pas ? J’ai dû le laisser dans le train ! Sans aucun doute… Dommage… que veux-tu y faire ? C’est assez… Tout s’est bien passé pour toi ? Et pour les enfants ?

Giulia, se remettant à l’ouvrage

Tout s’est bien passé.

Andrea

Mais… tu as dit que tu m’attendais ? C’est Serra qui a dû te le dire.

Giulia

Oui, il est passé tantôt. Tu ne m’as pas écrit une seule fois.

Andrea

C’est vrai, mais pour trois jours… Serra est rentré hier soir…

Giulia

Il me l’a dit ; il va revenir te voir

Andrea

Ah, il va revenir ? Bien… Tu as bien fait d’envoyer les enfants chez ma mère. Elle y tient. Toi tu n’y es pas allée ?

Giulia

Non, tu sais bien que j’y vais uniquement avec toi.

Andrea

Oui, mais désormais…

Giulia, changeant de discussion

Et ton affaire ?

Andrea

Serra ne t’en a pas parlé ?

Giulia

Si, il y a fait allusion… mais il est resté si peu de temps…

Andrea

Oh, l’affaire est bien engagée… du moins… Mais notre cher monsieur Antonio : il m’a faussé compagnie… Oh… tu sais ! L’avocat Gorri m’a parlé de lui en le couvrant d’éloges ! Oui, oui, il a du talent ce type-là, il a du talent… Il a conduit son affaire mieux que personne… Ah, pour ça, on ne peut trouver mieux… (Il s’interrompt et reprend sur un autre ton) Et si tout réussit comme je le pense, comme cela semble être le cas… tu devines à quoi je pense ? Aussitôt dit, aussitôt fait, je me débarrasserai de tout ici, tu vois ! Sans y regarder à deux fois… hop ! Et voilà ! Ah je ne veux plus de ces tracas, de ce travail ! Plier bagage et s’en aller en ville ! Qu’en dis-tu ? On irait s’installer en ville. Qu’en dis-tu ?

Giulia

En ville ?

Andrea

Tiens, allons ! Cela lui déplaît…

Giulia

Non.

Andrea

Ah ! En ville, en ville ! Moi aussi je veux un peu vivre en grand seigneur maintenant ! Prendre du bon temps !

Giulia

Comment se fait-il que tu aies pris cette décision ?

Andrea

Ce n’est pas encore une décision… Si je réussis… Mais écoute, oh, je ne resterai pas ici c’est certain ! Ah, je suis fatigué ! Après ce qu’ils m’ont fait ! Et puis va, pour toi aussi.

Giulia

Oh, pour moi tu le sais bien, partout…

Andrea

Eh, allons-y maintenant ! Tu auras des distractions que la campagne ne peut pas te donner… Toi aussi tu en as besoin. De rien d’autre que de l’air de la ville… le bruit. Et puis, ici, il y a ma mère, et elle et toi…

Giulia

Ce n’est pas pour ça, j’espère, que tu veux partir.

Andrea

Non, je ne le dis pas pour ça.

Giulia

Tu sais bien, que c’est elle, ta mère, qui n’a pas pour moi…

Andrea

Je le sais, je le sais, et ce serait bien sûr une raison de plus. Mais il y en a d’autres. (Brève pause) Tu sais, j’ai rencontré deux fois tes frères en ville, et à chaque fois…

Giulia

Qu’ont-ils fait ?

Andrea

À moi ? Rien ! Que veux-tu qu’ils me fassent ? Et puis, je voudrais bien voir… Rien. Mais, comme d’habitude, ils ont fait comme s’ils ne me connaissaient pas… Eh, oui ! (Chantonnant) C’est inutile ! Ils ne le supportent pas !

Quel orgueil ! Mais de la colère aussi désormais. Oui, oui, parce qu’aujourd’hui je ne suis plus le fauché d’hier, tu comprends ? Ainsi, ils n’ont pas eu la satisfaction de te voir affligée, repentie d’avoir quitté leur maison pour venir avec moi… Ils ne le supportent pas ! Et moi, vois-tu, je vais m’installer en ville, pour eux ! Ainsi ils seront comblés ! Pour eux ! Même Serra viendrait volontiers je pense… Que fait-il ici ?

Giulia

Ses affaires…

Andrea

Oui. De grandes affaires ! Elles se font en ville… Ici il n’y a personne ; qu’un troupeau de bêtes une fois que nous serons partis ! Oh, à ce propos : il faudra penser à le récompenser. Des services, je lui en ai rendus, et plusieurs ; mais ça ne compte pas.

Giulia

Ils comptent peut-être pour lui.

Andrea

Pas du tout ! Les affaires sont les affaires, les services n’ont rien à y voir : l’amitié s’achète ! Il le mérite d’ailleurs. Si tu savais les arguments qu’il a pu trouver pour soutenir mes prétentions : justes, par ailleurs ! Ici à certains moments, on m’enlève même le mérite d’avoir fait du bien à ce pays… Mais de la gratitude suffirait ! Je ne dis pas que je l’ai enrichi — et je pourrais m’en vanter — mais j’ai pour le moins le mérite de l’avoir libéré de la peste, de la malaria… Pas même cela ?

Giulia

Ils ne comprennent pas.

Andrea

Eh oui ! Quand il s’agit de savoir gré à quelqu’un, on ne comprend jamais. — Ils m’avaient cédé un marécage, tu le sais, tu sais comment il était, quand nous sommes arrivés ici, tu t’en souviens sûrement… échappés de la ville… Il ne produisait qu’un peu de laîche âpre, que même les brebis ne voulaient pas manger. J’y ai risqué toutes mes ressources, c’est-à-dire les tiennes, pour l’assécher, le fumer, le bonifier ; j’en ai fait la terre la plus fertile de la région, et c’est très bien ! Le bail se termine et non seulement on rejette mes prétentions sur les bénéfices mais aussi l’honneur d’avoir fait renaître la commune… « Vous vous êtes enrichi ! » Merci ! Qui s’y est risqué ? Et en plus, vois-tu, nous aurions dû nous appauvrir pour eux… Allons bon ! Et puis, c’était ton argent.

Giulia

Qu’est-ce que tu dis maintenant ?

Andrea

Non, c’était le tien. Et si je me suis enrichi, le mérite t’en revient.

Giulia

Je n’ai pas travaillé moi.

Andrea

Moi j’ai travaillé, ça d’accord, et du courage j’en ai eu. Dans le train, je regardais tout cela. — Désormais ils admirent tous mon œuvre. Avant ils me traitaient de fou. Un marécage ! Oui, pour vous… Pour moi c’était la Californie ! C’était mon idée fixe depuis l’enfance. Et dire qu’avant ici on tombait comme des mouches à cause de la malaria.

Il y avait juste le vieux Mantegna, avec nous, dans la voiture, tu le connais ? Deux de ses filles sont mortes. Il racontait ça en pleurant. Sa femme aussi est morte de la malaria.

Giulia, toujours à son ouvrage

Elle ne vivait plus avec lui.

Andrea

Évidemment ! Tu voulais qu’ils restent encore ensemble, après que… (il rit) Mais elle, il la pleurait plus que ses filles. Et nous tous, bien entendu, on riait. — Il est devenu à moitié gâteux maintenant, le pauvre ! Dans la région on se moque de lui à cause de ça. Tu savais qu’on l’avait battu ?

Giulia

Vraiment ?

Andrea

Mais oui ! Plus maintenant… L’amant de sa femme le battait. — C’est lui-même qui le racontait dans le train, en détail, tranquillement. — Imagine nos rires. — « Et mettez-vous un peu à ma place ! » disait-il. Puis il s’est tourné vers monsieur Sportini (il était là lui aussi ! Près de moi… tu sais, celui de l’octroi ?) « Ah, monsieur Francesco, disait-il, vous êtes le seul ici à pouvoir me plaindre ! » La réaction ! Heureusement, parmi nous il y avait un de ces jeunes gens, tu sais, à la dernière mode… très mondains… Tu ne m’écoutes pas ?

Informations complémentaires

Poids 134 g
Dimensions 8 × 138 × 204 mm
Disponible

Oui

Genre

Théâtre

Édition numérique

Non, Oui

Édition papier

Non, Oui

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