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3,49 € – 13,00 €
Trois pièces de jeunesse : L’Étau – Limettes de Sicile – Le Devoir du Médecin
Luigi Pirandello
138 x 204 mm – 82 pages – Texte – Noir et blanc – Broché
3,49 € – 13,00 €
Trois pièces de jeunesse : L’Étau – Limettes de Sicile – Le Devoir du Médecin
Luigi Pirandello
138 x 204 mm – 82 pages – Texte – Noir et blanc – Broché
L’étau (extrait)
En province, de nos jours.
Une pièce dans la maison des Fabbri. Porte d’entrée au fond. Porte latérale à gauche. Deux fenêtres latérales à droite.
Peu après le lever du rideau, Giulia, qui se tient près de la fenêtre située au fond, tournant le dos au public et regardant au-dehors, a un mouvement de surprise et se recule ; elle pose sur un petit guéridon l’ouvrage de crochet qu’elle tient dans sa main et va fermer la porte de gauche, rapidement mais avec précaution, puis va attendre près la porte d’entrée.
Antonio Serra entre.
Giulia, se jetant à son cou, doucement, contente.
Déjà là ?
Antonio, se dérobant, troublé
Non, je t’en prie !
Giulia
Tu n’es pas seul ? Où as-tu laissé Andrea ?
Antonio, soucieux
Je suis rentré plus tôt, cette nuit.
Giulia
Pourquoi ?
Antonio, irrité par la question
J’ai trouvé une excuse. Vraie au demeurant. Je devais me trouver ici au matin, pour affaires.
Giulia
Tu ne m’en as rien dit. Tu aurais pu me prévenir.
Antonio la regarde et ne répond pas.
Giulia
Que s’est-il passé ?
Antonio, à voix basse mais vibrante, presque avec colère
Ce qui s’est passé ? Je crains qu’Andrea n’ait des soupçons.
Giulia, immobile, d’un étonnement mêlé d’effroi
Andrea ? Comment le sais-tu ? T’es-tu trahi ?
Antonio
Non, tous les deux ensemble si c’est le cas !
Giulia, même jeu
Ici ?
Antonio
Oui. Pendant qu’il descendait… Andrea descendait devant moi, tu te souviens ? Avec la valise. Toi, tu nous éclairais de la porte. Et moi en passant… Dieu, comme on peut être bête des fois !
Giulia, même jeu
Il nous a vus ?
Antonio
Il m’a semblé qu’il s’est retourné en descendant.
Giulia
Dieu, Dieu… et tu es venu me le dire… Comme cela ?
Antonio
Tu ne t’es rendu compte de rien ?
Giulia
Moi non, de rien ! Mais où est Andrea ? Où est-il ?
Antonio
Dis-moi : étais-je déjà en train de descendre lorsqu’il t’a
appelée ?
Giulia
Quand il m’a dit au revoir ! C’est donc au tournant du palier d’en-dessous ?
Antonio
Non, avant, avant.
Giulia
Mais s’il nous avait vus…
Antonio
Entrevus, si tel est le cas. Un seul instant !
Giulia
Et il t’a laissé revenir plus tôt ? Est-ce possible ? Tu es bien certain qu’il n’est pas parti ?
Antonio
Tout à fait certain. Il n’y a pas d’autre voiture en provenance de la ville avant onze heures. (Il regarde sa montre) Il va arriver. En même temps avec cette incertitude… nous voilà suspendus au-dessus du vide… tu comprends ?
Giulia
Tais-toi, tais-toi, je t’en prie ! Calme-toi. Dis-moi tout. Qu’a-t-il fait ? Je veux tout savoir.
Antonio
Que veux-tu que je te dise ? Dans une telle situation, les mots les plus étrangers semblent être des allusions ; chaque regard, un signe ; chaque inflexion de voix un…
Giulia
Du calme… Du calme…
Antonio
Oui, du calme, du calme, facile à dire ! (brève pause il se reprend un peu)
Maintenant, tu te souviens ? Avant de partir, nous discutions lui et moi sur cette maudite affaire à régler en ville. Lui il s’enflammait…
Giulia
Oui, et alors ?
Antonio
À peine étions-nous dans la rue qu’Andrea ne parla plus et avançait tête baissée ; je l’ai regardé, il était troublé, il avait les sourcils froncés… J’ai pensé « Il s’en est rendu compte ! ». Je tremblais. Mais subitement et d’un air simple et naturel il me dit : « C’est triste non ? Voyager le soir… laisser sa maison le soir… ».
Giulia
De cette façon ?
Antonio
Oui. Il trouvait cela triste aussi pour ceux qui restent. Et puis une phrase… (j’en ai eu des sueurs froides !) « Se quitter à la lumière d’une chandelle, dans un escalier… ».
Giulia
Ah cela… sur quel ton l’a-t-il dit ?
Antonio
Avec la même voix, naturellement, je ne sais pas… Il le faisait exprès ! Il m’a parlé des enfants qu’il avait laissés dans leur lit, endormis ; mais pas avec cette affection simple qui rassure — et de toi aussi.
Giulia
De moi ?
Antonio
Oui, mais en me regardant.
Giulia
Qu’a-t-il dit ?
Antonio
Que tu aimes tant tes enfants.
Giulia
Rien d’autre ?
Antonio
Dans le train, il a repris la discussion sur le procès à négocier. Il m’a demandé si je connaissais l’avocat Gorri. Ah oui, il voulait savoir entre autres choses s’il était marié (il riait). Et ça, par exemple, ça n’avait aucun rapport… Ou alors c’est moi qui…
Giulia, vivement
Chut ! (Anna apparaît à la porte du fond)
Anna
Pardon madame, mais ne dois-je pas aller chercher les
enfants ?
Giulia
Si… Mais attends encore…
Anna
Monsieur ne rentre-t-il pas aujourd’hui ? Les voitures sont déjà parties pour la gare.
Antonio, regardant sa montre
Il est presque onze heures.
Giulia
Ah oui ? Déjà ? (à Anna) Attends encore un peu… Je te le
dirai.
Anna, s’éloignant
Oui madame. En attendant, je vais terminer de mettre la table. (elle sort)
Antonio
Il va arriver d’un moment à l’autre.
Giulia
Et tu ne peux rien me dire d’autre… tu n’as pu t’assurer de rien…
Antonio
Si ! Qu’il est capable de feindre, s’il suspecte vraiment quelque chose.
Giulia
Lui ? Lui qui est si violent ?
Antonio
Et pourtant ! Ma méfiance a-t-elle pu me rendre insensé à ce point ? Est-ce possible ? Plusieurs fois, vois-tu, à travers ses paroles, j’ai eu l’impression de déceler quelque chose. Le moment d’après je me disais pour me rassurer : « C’est la peur ! ». Je l’ai observé, je l’ai épié chaque instant : sa façon de me regarder, sa façon de me parler… Tu sais que d’habitude il parle peu… Et pourtant pendant ces trois jours, si tu l’avais entendu ! Cependant il se taisait souvent pendant un long moment dans un silence inquiet, mais il en ressortait à chaque fois en reprenant la discussion sur son affaire… Alors je me demandais « C’est pour cela qu’il était perdu dans ses pensées ? Ou pour quelque chose de tout à fait différent ? Peut-être qu’il parle maintenant pour dissimuler ses soupçons… » Une fois j’ai eu l’impression qu’il ne voulait pas me serrer la main… Il faisait comme s’il ne voyait pas que je la lui tendais ! Il a feint d’être distrait ; il était vraiment étrange le lendemain de notre départ. Après avoir fait deux pas il m’a rappelé. J’ai aussitôt pensé : « Il regrette ! ». Et en effet il m’a dit : « Oh ! je suis désolé… J’ai oublié de te dire bonjour… Mais c’est tout comme ! » Une autre fois il m’a parlé de toi, de la maison, mais apparemment sans aucune intention précise ; juste comme ça… Il m’a semblé malgré tout qu’il évitait de me regarder en face. Souvent il répétait trois ou quatre fois la même phrase, sans queue ni tête… comme s’il pensait à autre chose… Et pendant qu’il parlait de choses diverses, brusquement il trouvait le moyen de me reparler de toi ou des enfants et il me posait des questions — exprès ? — qui sait ! — il pensait me surprendre ? — il riait ; mais avec une joie mauvaise dans le regard…
Giulia
Et toi ?
Antonio
Oh, je suis toujours resté sur mes gardes.
Giulia
Il a dû se rendre compte de ta méfiance !
Antonio
Puisqu’il avait déjà des soupçons !
Giulia
Il en aura eu la confirmation. Et puis, rien d’autre ?
Antonio
Si… La première nuit, à l’hôtel (il a voulu prendre une seule chambre à deux lits), nous étions couchés depuis un bon moment, il s’est aperçu que je ne dormais pas, enfin… il ne s’en est pas aperçu : nous étions dans le noir ! Je le suppose. Et il surveillait ; imagine-toi, moi qui ne bougeais pas, là dans la nuit… avec lui, dans la même chambre, et avec le soupçon qu’il savait tout… imagine-toi ! Je gardais les yeux grands ouverts dans le noir, j’attendais… va savoir ! De me défendre peut-être… D’un coup, dans le silence, j’entends prononcer ces mots : « Tu ne dors pas. »
Giulia
Et toi ?
Antonio
Rien. Je n’ai pas répondu. J’ai fait semblant de dormir. Peu après il a répété : « Tu ne dors pas. » Alors je l’ai appelé et lui ai demandé : « Tu as parlé ? ». Et lui : « Oui, je voulais savoir si tu dormais. » Mais il ne posait aucune question en disant « Tu ne dors pas », il prononçait la phrase avec la certitude que je ne dormais pas, que je ne pouvais pas dormir, tu comprends ? Enfin du moins c’est ainsi que ça m’est apparu.
Giulia
Rien d’autre ?
Antonio
Rien d’autre. Je n’ai pas fermé l’œil pendant deux nuits.
Giulia
Et à part ça, avec toi, toujours le même ?
Antonio
Oui. Le même.
Giulia
Toutes ces feintes… lui ! S’il nous avait vus…
Antonio
Et pourtant il s’est retourné en descendant…
Giulia
Mais il n’a pas pu se rendre compte de quoi que ce soit ! C’est possible ?
Antonio
Dans le doute…
Giulia
Même dans le doute, tu ne le connais pas ! Lui, se maîtriser au point de ne rien laisser paraître ? Que sais-tu, toi ? Rien ! Même en admettant qu’il nous ait vus, pendant que tu passais et que tu te penchais vers moi… S’il était né en lui le moindre soupçon… que tu m’aies embrassée… mais il serait remonté… oh oui !… Imagine, de quoi aurions-nous eu l’air ! Non, écoute, non : ce n’est pas possible ! Tu as eu peur, rien d’autre ! Andrea n’a aucune raison de nous soupçonner. Tu m’as toujours traité familièrement devant lui.
Antonio
Oui mais le soupçon peut naître d’un moment à l’autre. Alors, tu comprends ? Mille autres faits à peine remarqués, qui n’avaient pas été pris en compte, se colorent soudain, chaque signe indéterminé devient une preuve, et le doute, certitude : voilà ma crainte.
Giulia
Il faut que nous soyons vigilants…
Antonio
Maintenant ? Je te l’ai toujours dit !
Giulia
Tu me fais des reproches à présent ?
Antonio
Je ne te fais aucun reproche. Ne te l’ai-je pas dit mille fois ? De faire attention… et toi…
Giulia
Oui… oui…
Antonio
Je ne sais pas quel intérêt il y a à se laisser ainsi découvrir… pour rien… pour une imprudence de rien du tout… comme il y a trois jours… C’est toi qui…
Giulia
Oui toujours moi…
Antonio
Si ce n’était pas pour toi…
Giulia
Oui… la peur.
Antonio
Mais tu crois qu’on a de quoi se réjouir, toi et moi ? Toi en particulier ! (Pause il arpente dans la pièce il s’arrête) La peur ! Tu crois que je ne pense pas à toi ? La peur… Si c’est ce que tu penses… (Pause il recommence à déambuler)
Nous étions trop confiants, et voilà ! Et maintenant toutes nos imprudences, toutes nos folies me sautent aux yeux, et je me demande comment il a fait pour ne pas nous soupçonner jusqu’à présent ! Et comment donc ? Nous aimer ici… sous ses yeux si l’on peut dire… tirant profit de tout, de la moindre occasion… lorsqu’il s’éloignait un peu ; mais aussi lorsqu’il était présent, ici, avec les gestes, avec les yeux… Fous !
Giulia, après une longue pause
Tu me blâmes à présent ? C’est naturel. J’ai trompé un homme qui me faisait confiance plus qu’à lui-même. Oui en effet, c’est ma faute, principalement ma faute…
Antonio
(Il la regarde en s’arrêtant, puis il dit brusquement après s’être remis en marche) Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire.
Giulia
Mais si, mais si, je le sais moi ! Et regarde, tu peux même ajouter qu’avec lui je me suis enfuie de mon foyer, et que c’est presque moi qui l’ai poussé à fuir, moi, parce que je l’aimais, et puis je l’ai trahi avec toi ! Il est juste que maintenant tu me condamnes, tout à fait juste !
(Allant à lui avec fièvre) Mais écoute, moi je m’étais enfuie avec lui parce que je l’aimais, pas pour trouver toute cette tranquillité-là… toute cette aisance dans une nouvelle maison. J’avais déjà la mienne ; je ne serais pas partie avec lui… Mais lui, bien sûr, il devait s’excuser auprès des autres de la légèreté qu’il avait commise, lui, un homme sérieux, posé… Eh oui ! La folie était faite, il fallait y remédier sur le champ ! La réparer, et tout de suite ! Comment ? En se donnant entièrement au travail, en me faisant un ménage riche, plein d’oisiveté… Pour cela, il a travaillé comme un Romain ; il n’a pensé qu’à travailler, encore et toujours, en ne me demandant rien d’autre que de le féliciter pour son activité intense, pour son honnêteté… et ma gratitude aussi ! Car j’aurais pu tomber plus mal. C’était un honnête homme, lui, il m’aurait rendue riche, lui, comme avant, plus qu’avant… À moi tout cela, à moi qui chaque soir l’attendais impatiemment, heureuse de son retour. Il rentrait à la maison fatigué, éreinté, satisfait de sa journée de travail, et pensait déjà aux peines du lendemain… Et bien, à la fin, j’ai été fatiguée moi aussi de devoir presque pousser cet homme à m’aimer de force, à répondre de force à mon amour… L’estime, la confiance, l’amitié du mari paraissent des insultes faites à la nature à certains moments… Et toi tu en as profité, toi qui maintenant me reproches l’amour et la trahison, maintenant que le danger est arrivé, et tu as peur, je le vois, tu as peur ! Mais qu’as-tu à perdre toi ? Rien ! Alors que moi… (Elle se cache le visage dans les mains)
Antonio, après une courte pause
Tu me conseilles de me calmer… Mais si j’ai peur, c’est pour toi… pour tes enfants.
Giulia, fière, vivement dans un cri
Non, ne parle pas d’eux ! (fondant en larmes) Pauvres innocents !
Antonio
Si maintenant tu pleures je m’en vais…
Giulia
C’est ça ! Maintenant tu n’as plus rien à faire ici.
Antonio, vivement, avec gravité
Tu es injuste ! Je t’ai aimée, comme toi tu m’as aimé, tu le sais bien ! Je t’ai conseillé la prudence… Ai-je mal fait ? C’était plus pour toi que pour moi. Oui parce que moi, dans cette affaire, je n’ai rien à perdre, tu l’as dit toi-même. (Brève pause, puis en insistant sur les mots) Je ne t’ai jamais blâmée, ni reproché quoi que ce soit : je n’en ai pas le droit…
(Il se passe une main sur les yeux, puis, changeant de ton et d’attitude) Allons, allons… remets-toi. Andrea ne saura rien… tu le crois… et il en sera ainsi… Même à moi à présent il me paraît difficile qu’il ait pu se maîtriser autant. Il ne se sera rendu compte de rien… Et comme ça… Allons, allons… rien n’est fini… Nous serons…
Giulia
Non, non, ce n’est plus possible ! Comment voudrais-tu que désormais… Non, il vaut mieux, il vaut mieux en finir…
Antonio
Comme tu voudras.
Giulia
Voilà ton amour.
Antonio
Tu veux me rendre fou ?
Giulia
Non, vraiment il vaut mieux en finir, et immédiatement ; quoi qu’il doive se passer. Tout est fini entre nous. Tu entends, et peut-être serait-il encore mieux qu’il sache tout.
Antonio
Es-tu folle ?
Giulia
Beaucoup mieux même ! Que sera ma vie ? Tu y penses ? Je n’ai plus le droit d’aimer personne, moi ! Pas même mes enfants ! Si je me penche pour leur donner un baiser, j’ai l’impression que l’ombre de ma faute tache leur front immaculé ! Non… non… Est-ce qu’il se débarrasserait de moi ? C’est moi qui le ferais si lui ne le fait pas.
Antonio
Voilà que tu perds la raison !
Giulia
Sérieusement ! Je l’ai toujours dit. Trop… c’est trop… Il ne me reste plus rien désormais ! (Elle prend sur elle) Ah, pars, pars maintenant : qu’il ne te trouve pas ici.
Antonio
Je dois partir ? Te laisser ? J’étais venu exprès… Ne vaut-il pas mieux que je… ?
Giulia
Non tu ne dois pas te trouver là. Mais reviens, quand il arrivera. C’est nécessaire. Reviens vite, et avec calme et indifférence, pas comme ça… Parle-moi, devant lui, adresse-toi souvent à moi. Je te seconderai.
Antonio
Oui, oui.
Giulia
Vite. Et si jamais…
Antonio
Si jamais ?
Giulia
Rien ! De toute façon…
Antonio
Quoi ?
Giulia
Rien, rien… Je te dis adieu.
Antonio
Giulia !
Giulia
Va-t’en !
Antonio
À tout à l’heure !
(Antonio sort par la porte d’entrée — Giulia reste au milieu de la pièce, le regard perdu dans une pensée sinistre ; elle relève la tête avec un soupir de fatigue désolée, et se presse fortement les mains sur le visage sans parvenir à chasser la pensée qui la domine ; elle arpente la chambre, inquiète, et s’arrête devant une psyché se trouvant dans le fond, près de l’entrée principale ; elle est distraite un instant par le reflet de sa figure dans le miroir puis s’éloigne ; elle vient alors s’asseoir près du petit guéridon — à droite, au premier plan — et se cache la tête dans les bras — elle reste ainsi un moment, puis relève la tête et réfléchit)
Giulia
N’aurait-il pas remonté l’escalier ? Avec une excuse… Il m’aurait trouvée là… derrière la fenêtre… à regarder… (Pause) S’il n’y avait pas eu la peur… Il a tellement peur !
(Elle secoue la tête, son visage prenant un air de mépris et de dégoût, — autre pause — elle se lève, arpente encore dans la pièce, retourne près du petit guéridon ; elle semble indécise. Finalement elle tire très fort la sonnette à deux reprises. Anna, entre par l’entrée principale.)
Anna
Vous avez sonné ?
Giulia, encore pensive
Oui, il faut que tout soit prêt, je t’en prie, Anna.
Anna
Tout est prêt, madame.
Giulia, même jeu, après une pause
La table ?
Anna
Elle est mise.
Giulia
La chambre de monsieur ?
Anna
En ordre… tout…
Giulia
Écoute. Va chercher les enfants.
Anna
Tout de suite ! (Elle commence à partir)
Giulia
Anna !
Anna
Quoi d’autre ?
Giulia, indécise après avoir réfléchi un instant
Laisse-les encore un moment. Tu iras quand monsieur sera arrivé.
Anna
Il vaut mieux. Il va arriver d’une minute à l’autre. Si vous le voulez, je peux même descendre et attendre les voitures revenant de la gare, pour porter la valise…?
Giulia
Non… attends, attends…
Anna
Les enfants sont tellement contents que leur père rentre aujourd’hui. Il a promis de leur rapporter des cadeaux : à Carluccio un petit cheval grand comme ça… Mais Ninetto le veut pour lui. Ils se disputaient ce matin, en allant chez leur grand-mère. « Papa m’aime plus que toi ! » a dit Carluccio : « Peut-être, mais moi c’est maman qui me préfère ! » a répondu Ninetto.
Giulia
Mon petit chéri!
Anna
Il sait à peine parler !
Giulia
Va les chercher !
Anna, écoute
Attendez… les voitures… (Elle regarde par la fenêtre) Les voitures arrivent… Dois-je descendre au portail ?
Giulia
Oui… oui… vas-y…
(Anna sort. Giulia, arpente la pièce en proie à une grande inquiétude, elle s’arrête, tend l’oreille, se rend près du petit guéridon, prend son ouvrage de crochet presque machinalement entre ses mains.)
Je le saurai tout de suite.
(Elle tend de nouveau l’oreille, puis se remet à l’ouvrage fébrilement, mais presque sans s’en rendre compte, elle s’arrête d’un coup et écoute.)
Anna, de l’extérieur
Voilà monsieur ! (Elle entre avec une valise qu’elle dépose sur une chaise près de l’entrée principale)
Monsieur !
(Giulia, se lève son ouvrage à la main, affichant de l’indifférence, et se rend près de l’entrée. Andrea entre.)
Giulia, en lui tendant les mains
Je t’attendais. (À Anna) Va chercher les enfants.
Anna, avec hésitation
Monsieur a dit…
Andrea
Ils sont chez ma mère ? Laisse-les. Je veux d’abord défaire ma valise. Comme ça ils trouveront leurs petits cadeaux.
Giulia
Comme tu voudras.
(Anna sort)
Andrea
Je suis tellement fatigué… J’ai mal à la tête.
Giulia
Tu as encore laissé les fenêtres ouvertes dans la voiture ?
Andrea
Non, tout était fermé. Mais… le bruit… je n’ai pas pu fermer l’œil.
Giulia
Vous étiez nombreux ?
Andrea
Oui très nombreux.
Giulia
Et mon coussinet de plumes ?
Andrea
Oh regarde ! Il n’y est pas ? J’ai dû le laisser dans le train ! Sans aucun doute… Dommage… que veux-tu y faire ? C’est assez… Tout s’est bien passé pour toi ? Et pour les enfants ?
Giulia, se remettant à l’ouvrage
Tout s’est bien passé.
Andrea
Mais… tu as dit que tu m’attendais ? C’est Serra qui a dû te le dire.
Giulia
Oui, il est passé tantôt. Tu ne m’as pas écrit une seule fois.
Andrea
C’est vrai, mais pour trois jours… Serra est rentré hier soir…
Giulia
Il me l’a dit ; il va revenir te voir
Andrea
Ah, il va revenir ? Bien… Tu as bien fait d’envoyer les enfants chez ma mère. Elle y tient. Toi tu n’y es pas allée ?
Giulia
Non, tu sais bien que j’y vais uniquement avec toi.
Andrea
Oui, mais désormais…
Giulia, changeant de discussion
Et ton affaire ?
Andrea
Serra ne t’en a pas parlé ?
Giulia
Si, il y a fait allusion… mais il est resté si peu de temps…
Andrea
Oh, l’affaire est bien engagée… du moins… Mais notre cher monsieur Antonio : il m’a faussé compagnie… Oh… tu sais ! L’avocat Gorri m’a parlé de lui en le couvrant d’éloges ! Oui, oui, il a du talent ce type-là, il a du talent… Il a conduit son affaire mieux que personne… Ah, pour ça, on ne peut trouver mieux… (Il s’interrompt et reprend sur un autre ton) Et si tout réussit comme je le pense, comme cela semble être le cas… tu devines à quoi je pense ? Aussitôt dit, aussitôt fait, je me débarrasserai de tout ici, tu vois ! Sans y regarder à deux fois… hop ! Et voilà ! Ah je ne veux plus de ces tracas, de ce travail ! Plier bagage et s’en aller en ville ! Qu’en dis-tu ? On irait s’installer en ville. Qu’en dis-tu ?
Giulia
En ville ?
Andrea
Tiens, allons ! Cela lui déplaît…
Giulia
Non.
Andrea
Ah ! En ville, en ville ! Moi aussi je veux un peu vivre en grand seigneur maintenant ! Prendre du bon temps !
Giulia
Comment se fait-il que tu aies pris cette décision ?
Andrea
Ce n’est pas encore une décision… Si je réussis… Mais écoute, oh, je ne resterai pas ici c’est certain ! Ah, je suis fatigué ! Après ce qu’ils m’ont fait ! Et puis va, pour toi aussi.
Giulia
Oh, pour moi tu le sais bien, partout…
Andrea
Eh, allons-y maintenant ! Tu auras des distractions que la campagne ne peut pas te donner… Toi aussi tu en as besoin. De rien d’autre que de l’air de la ville… le bruit. Et puis, ici, il y a ma mère, et elle et toi…
Giulia
Ce n’est pas pour ça, j’espère, que tu veux partir.
Andrea
Non, je ne le dis pas pour ça.
Giulia
Tu sais bien, que c’est elle, ta mère, qui n’a pas pour moi…
Andrea
Je le sais, je le sais, et ce serait bien sûr une raison de plus. Mais il y en a d’autres. (Brève pause) Tu sais, j’ai rencontré deux fois tes frères en ville, et à chaque fois…
Giulia
Qu’ont-ils fait ?
Andrea
À moi ? Rien ! Que veux-tu qu’ils me fassent ? Et puis, je voudrais bien voir… Rien. Mais, comme d’habitude, ils ont fait comme s’ils ne me connaissaient pas… Eh, oui ! (Chantonnant) C’est inutile ! Ils ne le supportent pas !
Quel orgueil ! Mais de la colère aussi désormais. Oui, oui, parce qu’aujourd’hui je ne suis plus le fauché d’hier, tu comprends ? Ainsi, ils n’ont pas eu la satisfaction de te voir affligée, repentie d’avoir quitté leur maison pour venir avec moi… Ils ne le supportent pas ! Et moi, vois-tu, je vais m’installer en ville, pour eux ! Ainsi ils seront comblés ! Pour eux ! Même Serra viendrait volontiers je pense… Que fait-il ici ?
Giulia
Ses affaires…
Andrea
Oui. De grandes affaires ! Elles se font en ville… Ici il n’y a personne ; qu’un troupeau de bêtes une fois que nous serons partis ! Oh, à ce propos : il faudra penser à le récompenser. Des services, je lui en ai rendus, et plusieurs ; mais ça ne compte pas.
Giulia
Ils comptent peut-être pour lui.
Andrea
Pas du tout ! Les affaires sont les affaires, les services n’ont rien à y voir : l’amitié s’achète ! Il le mérite d’ailleurs. Si tu savais les arguments qu’il a pu trouver pour soutenir mes prétentions : justes, par ailleurs ! Ici à certains moments, on m’enlève même le mérite d’avoir fait du bien à ce pays… Mais de la gratitude suffirait ! Je ne dis pas que je l’ai enrichi — et je pourrais m’en vanter — mais j’ai pour le moins le mérite de l’avoir libéré de la peste, de la malaria… Pas même cela ?
Giulia
Ils ne comprennent pas.
Andrea
Eh oui ! Quand il s’agit de savoir gré à quelqu’un, on ne comprend jamais. — Ils m’avaient cédé un marécage, tu le sais, tu sais comment il était, quand nous sommes arrivés ici, tu t’en souviens sûrement… échappés de la ville… Il ne produisait qu’un peu de laîche âpre, que même les brebis ne voulaient pas manger. J’y ai risqué toutes mes ressources, c’est-à-dire les tiennes, pour l’assécher, le fumer, le bonifier ; j’en ai fait la terre la plus fertile de la région, et c’est très bien ! Le bail se termine et non seulement on rejette mes prétentions sur les bénéfices mais aussi l’honneur d’avoir fait renaître la commune… « Vous vous êtes enrichi ! » Merci ! Qui s’y est risqué ? Et en plus, vois-tu, nous aurions dû nous appauvrir pour eux… Allons bon ! Et puis, c’était ton argent.
Giulia
Qu’est-ce que tu dis maintenant ?
Andrea
Non, c’était le tien. Et si je me suis enrichi, le mérite t’en revient.
Giulia
Je n’ai pas travaillé moi.
Andrea
Moi j’ai travaillé, ça d’accord, et du courage j’en ai eu. Dans le train, je regardais tout cela. — Désormais ils admirent tous mon œuvre. Avant ils me traitaient de fou. Un marécage ! Oui, pour vous… Pour moi c’était la Californie ! C’était mon idée fixe depuis l’enfance. Et dire qu’avant ici on tombait comme des mouches à cause de la malaria.
Il y avait juste le vieux Mantegna, avec nous, dans la voiture, tu le connais ? Deux de ses filles sont mortes. Il racontait ça en pleurant. Sa femme aussi est morte de la malaria.
Giulia, toujours à son ouvrage
Elle ne vivait plus avec lui.
Andrea
Évidemment ! Tu voulais qu’ils restent encore ensemble, après que… (il rit) Mais elle, il la pleurait plus que ses filles. Et nous tous, bien entendu, on riait. — Il est devenu à moitié gâteux maintenant, le pauvre ! Dans la région on se moque de lui à cause de ça. Tu savais qu’on l’avait battu ?
Giulia
Vraiment ?
Andrea
Mais oui ! Plus maintenant… L’amant de sa femme le battait. — C’est lui-même qui le racontait dans le train, en détail, tranquillement. — Imagine nos rires. — « Et mettez-vous un peu à ma place ! » disait-il. Puis il s’est tourné vers monsieur Sportini (il était là lui aussi ! Près de moi… tu sais, celui de l’octroi ?) « Ah, monsieur Francesco, disait-il, vous êtes le seul ici à pouvoir me plaindre ! » La réaction ! Heureusement, parmi nous il y avait un de ces jeunes gens, tu sais, à la dernière mode… très mondains… Tu ne m’écoutes pas ?
Poids | 134 g |
---|---|
Dimensions | 8 × 138 × 204 mm |
Disponible | Oui |
Genre | Théâtre |
Édition numérique | Non, Oui |
Édition papier | Non, Oui |
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