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L’illusion

Henri Barbusse

Recueil de nouvelles

138 x 204 mm – 64 pages – Texte – Noir et blanc – Broché

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UGS : 9782355832765 Catégories : ,

Description

L’illusion

Quoiqu’il dût faire encore jour, il n’y avait plus de soleil. Le brouillard et la pluie bretonne nous avaient surpris au milieu d’une excursion en pleine mer. Il nous semblait que la pluie fût tombée ainsi depuis la création du monde, et du pont humide du bateau qui tirait des bordées le long de la côte, nos visages regardaient aveuglément au loin…

Notre ami Saintclair, qui avait un doux regard sous son capuchon de toile cirée, désigna, avec l’aile ruisselante de son geste, la côte basse et noyée, à peine visible dans l’espace :

– C’est La Chapelle, dit-il. Quand j’étais enfant, je passais mes vacances sur cette dune alors ensoleillée et pleine d’été…

Et à sa voix, comme un groupe de naufragés jetés au fond de cette longue barque de brouillard, nous levâmes malgré nous nos yeux perdus vers le miracle du soleil qu’il évoquait.

Le vent nous obligeait à décrire de longs circuits pour nous éloigner peu à peu de la côte qui s’étend entre l’anse de Malen et le phare du Pouldu. Une manœuvre fit tourner le bateau ; un souffle nous fouetta la figure ; la grand-voile battit le long du mât, puis nous recommençâmes à fuir en sens inverse, pauvres voyageurs éternels du gris.

Le vrai soir tomba, et comme nous nous étions rapprochés tous les trois, solitaires, sans avenir, à cause de cette pénombre, le vent suspendit son bourdonnement éternel et s’enfonça, dans le silence.

La voix du capitaine Hublot ordonna d’allumer le falot. Au loin, vers La Chapelle, on distinguait une église, des maisons, que le couchant morne et fumeux jaunissait dans le déluge. Tout près, la lueur du falot tremblait sur l’inconnu de la mer.

*

C’est alors que Saintclair nous raconta une histoire d’enfance, que tout, autour de nous, nous aida à comprendre.

Au commencement, dit-il, comme dans la Bible, quand je pense profondément à moi, je me vois errer tout seul pendant d’interminables journées dans ce village qui ressemblait à tous les villages, mais qui, pour moi, avait une figure.

Je faisais mes études au collège, à Rennes, où je suis né d’un père normand et d’une pauvre mère bretonne…

Orphelin depuis l’année de ma sixième, au milieu de laquelle j’étais revenu parmi mes camarades, grandi et pâli après la dernière maladie de mon père, j’avais pour tuteur un gros commerçant de la ville, jadis en affaires avec ma famille. Il s’occupait honnêtement de moi le long de l’année. Pendant août et septembre, il m’envoyait ici — là-bas — chez ma vieille tante maternelle ; elle est morte à la fin de l’année dont je vais vous parler : sa figure d’alors est sa figure de toujours…

La bonne dame aimait à rêver dans la salle basse de sa maison demi-bourgeoise qui donnait sur un chemin, puis sur des champs, par deux petites fenêtres mal ajustées, et, à l’opposé, sur une rue du village, par une grande baie triste à ancien encadrement ogival.

Ce village dont je vous ai montré du doigt tout à l’heure, au loin, le fantôme était en haut d’un plateau qui venait mourir sur la dune. De la dune au village, un chemin montait ; on l’appelait le chemin des Tamaris ; on l’appelle encore ainsi sans doute, car les habitudes des villages sont bien tranquilles. Je revois ce chemin — le soir — étroit, raide, pesant, où souvent les vieilles glaneuses crépusculaires laissaient tomber un peu d’or, comme pour de plus pauvres qu’elles…

Je le revois aussi à l’aube, pur et blanc dans la fraîcheur vivante où j’allais non sans émotion, car à la pointe du jour, avant que les hommes ne soient tout à fait réveillés, les choses sont presque comme des anges.

Ma tante n’astreignait pas à sa vie sédentaire et abandonnée dans une chambre la jeune âme de douze ans que j’étais. Je ne possédais pourtant pas un caractère remuant ni joueur, mais j’ai toujours eu — et cela est triste pour un être vivant — besoin de liberté. Très contemplatif, d’une contemplation qui tournait en mélancolie, avec mon cou frêle, ma figure de fille, j’étais ébranlé par le spectacle des choses, j’aurais voulu faire des statues effrayantes, et il m’a fallu du temps pour comprendre qu’il n’y a rien de plus effrayant que de raconter doucement et scrupuleusement la vie. Au surplus, je n’avais pas beaucoup vécu : je n’avais pour trésor, au fond de moi, que le souvenir mourant de mes parents, de quelques amitiés et maisons quittées, que le sourire de ma vieille tante, sourire que je savais toujours là, à m’attendre ; et cette espèce de gloire qui m’a dévoué trop jeune, trop seul, c’est-à-dire trop pauvre, hélas, au martyre de contempler.

Un soir que je faisais une commission au village, je rencontrai une petite fille angélique dans l’ombre d’une boutique de mercière. Sur le fond de casiers en bois noir et de cartons sombres qui se dressaient le long des murs, assise sur un escabeau, elle attendait sa mère, une moitié de la figure éclairée par le ciel…

Le lendemain, à l’heure brûlante et ensoleillée où l’on rentre déjeuner, je vis la même petite fille s’avancer vers moi, sur le tiède sable croulant, le long de la mer qui lançait de doux éclairs. Elle avait de grands yeux bruns, mais d’un brun glauque, profond, sous-marin.

Ses cheveux d’or revenaient comme un voile sur un côté de son blanc visage ; son front brillait comme une grande perle.

Le soleil, qui était juste derrière elle, faisait une ligne dorée tout autour de sa tête, et jusque dans ses mains qui pendaient le long de sa jupe marron, avait mis sa vie pure. Je lui dis bonjour en touchant mon béret. Elle me sourit et je m’étonnai de ce sourire.

Comme le village de La Chapelle n’était pas fréquenté, ainsi qu’il l’est maintenant, sans doute, par des touristes ou des baigneurs, il était très naturel que ses rares habitants de passage se rencontrassent souvent. C’est ce qui arriva pour moi et la petite fée humaine.

Nous nous considérâmes, puis nous échangeâmes quelques mots, puis nous nous interrogeâmes. Son histoire était plus simple encore que la mienne : elle habitait Paris, l’hiver ; elle était venue pour quelque temps avec sa mère ; elle avait un grand frère, parti en colère il y avait longtemps, et qui reviendrait peut-être un jour… Elle n’était pas venue l’année précédente. Retournerait-elle l’année suivante ? Elle ne savait pas : sa mère non plus ; personne au monde ne savait.

Nous nous habituâmes à sortir tous les deux. À vrai dire, je ne comprends pas très bien, maintenant que j’y réfléchis, comment on pût laisser partir seule cette petite fille dans un pays accidenté et dangereux par endroits. Après tout, il y avait peut-être quelqu’un qui nous suivait parfois, mais je ne me rappelle plus…

Peu à peu, il s’établit entre moi et l’enfantine jeune fille, une grande et frissonnante amitié. Ce fut d’abord, de mon côté, de l’admiration. Elle me paraissait si belle et si lointaine, cette petite bouche avait des paroles si grandes, un silence si vaste ! Elle souriait gravement, ce qui est doublement sourire. Je la regardais longtemps.

Je l’écoutais. Elle parlait peu, quoique sa voix fût fine ; il semblait qu’elle ne fît entendre cette petite voix que lorsqu’elle avait trouvé quelque chose digne d’être mis en musique. Et tout en elle, jusqu’à son souffle, me charmait.

Bien souvent, dans la plaine, je l’attendis avec ravissement, et parfois, à l’heure où le jour décline, dans un décor d’herbe morne et de chaumière grise, je l’aperçus, émergeant d’un ravin sombre, dorée, et comme égarée d’un scintillant jardin, et le jour semblait quitter sa tête plus lentement que le monde…

Nous habitions, probablement, non loin l’un de l’autre. Nous rentrions ensemble au fond de la brune tiède, mordorée et heureuse. Nous montions le chemin des tamaris qui, en haut, s’élargissait en avenue, et nous nous avancions sous l’immense dôme de peupliers vermeils au soir et dans un alignement religieux. Si je tournais et baissais la tête vers elle, je voyais ses cheveux rougis par les rayons horizontaux et poudroyant qui enfilaient l’avenue. Elle cheminait à côté de moi, docile, toute puissante, telle qu’elle m’apparaît à présent dans les cieux inaccessibles du passé avec, autour d’elle, la pudeur infinie de son nom oublié…

Informations complémentaires

Poids 110 g
Dimensions 6 × 138 × 204 mm
Disponible

Oui

Genre

Nouvelles

Édition numérique

Non, Oui

Édition papier

Non, Oui

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