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La France en guerre

Rudyard Kipling

Suivi de Poème à la France

138 x 204 mm – 74 pages – Texte + photographies – Noir et blanc – Broché

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UGS : 9782355832956 Catégories : ,

Description

La vie des tranchées à flanc de montagne

Ce matin-là, à l’aube, je rencontrai Alan, orné d’une balafre fraîche sur le nez, et d’un béret alpin très incliné sur une oreille. Il y a quelque cent ans, sa famille était écossaise. De nom il est demeuré Écossais et, s’il rencontrait son chef de clan, il le saluerait très bas ; mais en parlant français il laisse parfois échapper un ou deux mots allemands : car par-dessus le marché il est Alsacien.

– Ceci, me dit-il, c’est tout simplement le pays idéal pour se battre… Pittoresque et plein de fourrés… Moi, je suis bombardier. Voilà des mois que je suis ici. C’est très chic !

On aurait pu se croire dans les collines de Moussorie, et je ne pouvais imaginer comment notre auto allait se comporter là-dedans. Mais ce diable de chauffeur — l’homme qui a vécu au Connecticut — ne s’étonnait de rien et menait sans sourciller sa Mercédès à travers des gorges farouches ou des villages à la mine demi-suisse, à quelque trente milles à l’heure. Il bondit comme une flèche en haut d’une route nouvellement tracée — plus pareille que jamais à Moussorie — et dévale la pente opposée sans un seul à-coup. Dans un mauvais tournant, nous croisons une mule chargée de munitions pour une batterie de montagne, et, pour ne pas nous gêner, la pauvre bête se met en devoir de grimper à l’arbre le plus proche.

– Hein ? fit Alan. Quand je vous le disais !… Est-ce que cela pourrait arriver dans n’importe quel autre coin de France ?… Un fier pays, oui !…

On tira la mule à terre par la queue avant qu’elle eût atteint les premières branches, et elle reprit sa route, les caisses de munitions battant ses flancs absolument comme si elle allait rejoindre sa batterie à

Jutagh. Pour moi, à chaque tournant, je croyais voir les « petites gens » de la montagne surgir, courbés sous leur fardeau, hors de l’ombre des grands bois ; je croyais entendre le bruit d’ailes des faisans, et je m’attendais à être aveuglé par l’éclat des rhododendrons en fleur. La lumière, la couleur, l’odeur de fumée de bois, d’aiguilles de pins, de terre humide et de mule chaude, tout était de l’Himalaya. Seule la Mercédès était violemment, bruyamment étrangère.

– Halte ! cria soudain Alan.

L’auto avait failli imiter la mule.

– La route continue, fit le démon du Connecticut.

– Oui, mais ils vous entendront si vous allez plus loin. Arrêtez ici pour nous attendre. Nous avons une batterie de montagne à voir.

Ils n’avaient rien à faire pour le moment, et le commandant, homme sévère et énergique, me fit admirer quelques détails du frein. En les quittant dans leur niche de verdure, pareille à quelque chapelle de prêtre bouddhiste dans les montagnes, nous les entendîmes chanter, leurs voix se répercutant à travers les rangs serrés des pins, au flanc de la colline.

C’est un pays terriblement aveugle. Les bois vous enserrent, oblitérant tout sens de direction, en l’air ou aux alentours. Le sol fait les angles les plus inattendus, et tous les bruits se brisent et se mélangent contre les troncs d’arbres qui agissent comme sourdines. Là-haut, la forêt — la forêt décente, qui sait tout couvrir d’un manteau de verdure — n’était plus qu’un assemblage de tristes bâtons bleuâtres — une frange d’arbres lépreux autour du front chauve de la montagne.

– C’est là que nous allons, fit Alan. Un chic pays !…

Une mitrailleuse lâcha quelques coups incertains, comme fait cette arme quand elle tâte le terrain. Un ou deux coups de fusil lui répondirent. Ils pouvaient aussi bien être à un demi-kilomètre qu’à 100 mètres au-dessous de nous. Un chic pays !…

À force de grimper, nous arrivons à une autre guinguette en plein air, petites maisons basses avec l’installation téléphonique, presque invisibles dans la pénombre roussâtre de l’épaisse forêt. C’est ici que les tranchées commencent ; et pour quelques heures, la vie en deux dimensions : longueur et largeur. On aurait pu s’installer pour dîner presque partout sur le sol bien balayé, car les pentes abruptes sont favorables à l’écoulement des eaux ; il y a du bois tant qu’on en veut, et une main-d’œuvre illimitée ; boyaux étroits, mais suffisants pour emporter les blessés au bas de la montagne ; latrines propres, bien assainies à la chaux ; boyaux-salles à manger et boyaux-dortoirs ; abris supérieurs et ateliers là où il en faut ; et comme on approche du front, des caves très habilement construites contre les torpilles.

Des hommes passaient, s’activant à leur travail : une escouade, traînant un canon nouvellement capturé, qu’on allait essayer dans un creux propice ; les armuriers sur leur banc, inspectant des fusils malades ; la corvée de la paille, celle des rations, celle des munitions, de longues files de silhouettes bleues, se dessinant de profil entre les deux murailles brunes et sans soleil. Et au bout d’un instant, on commence à comprendre l’état d’âme de l’homme qui a le mal des tranchées : ce rêve obscur, ce cauchemar, où le dormeur éveillé s’égare dans le dédale infini de ces boyaux souterrains jusqu’à ce que, après avoir fui pendant des siècles le long de ces couloirs sombres, il émerge soudain, trébuchant et aveuglé, dans la lumière blanche et crue du front miné — lui qui se croyait presque chez lui, dans son foyer !…

Il n’y avait plus d’arbres au-dessus de nous. Leurs troncs, couchés le long du bord de la tranchée, étaient renforcés par de grosses pierres là où il le fallait ; parfois ils laissaient pendre dans le fossé des membres déchiquetés ou des cimes chevelues. Des morceaux de drap — qui n’était pas du drap français — émergeaient çà et là des débris qui bordaient la lèvre de la tranchée ; et un camarade prévoyant avait inscrit sur un obus boche non explosé les mots : « Ne pas toucher. » Ce fut un jeune avocat de Paris qui me le fit remarquer.

Nous trouvâmes le colonel sur le haut d’un ravin indescriptible, plein de soleil, creusé de marches descendant à pic le flanc de la colline, à l’abri d’un parapet presque vertical. Sur la gauche, c’était une bouillie sans nom d’arbres fracassés, de pierres éclatées, de sol en miettes. On eût dit le panier d’un chiffonnier sur une gemme colossale.

Alan promena un regard complaisant sur ce chaos. Je crois bien qu’il y avait mis la main quelques jours plus tôt.

Informations complémentaires

Poids 125 g
Dimensions 11 × 138 × 204 mm
Disponible

Oui

Genre

Relation de voyage, Témoignage

Édition numérique

Non, Oui

Édition papier

Non, Oui

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